Выбрать главу

3

Louis Kehlweiler s’assit sur le banc 102 à onze heures. Vincent était là, tournant les pages d’un journal.

— Tu n’as rien d’autre à foutre en ce moment ? lui demanda Louis.

— Deux ou trois articles en route… S’il se passe quelque chose là-dedans, dit-il sans lever le visage vers l’immeuble d’en face, tu me laisses faire le reportage ?

— Évidemment. Mais tu me tiens au courant.

— Évidemment.

Kehlweiler sortit d’un sac en plastique un livre et du papier. L’automne n’était pas chaud et il n’arrivait pas à trouver une position favorable au travail, sur ce banc encore humide des pluies de la nuit.

— Tu traduis quoi ? demanda Vincent.

— Un bouquin sur le Troisième Reich.

— Dans quel sens ?

— D’allemand en français.

— Ça va rapporter ?

— Pas mal. Ça ne te gêne pas que je pose Bufo sur le banc ?

— Pas du tout, dit Vincent.

— Mais ne le dérange pas, il dort.

— Je ne suis pas assez dingue pour faire la conversation à un crapaud.

— On dit ça et parfois on y vient.

— Tu lui causes beaucoup ?

— Tout le temps. Bufo sait tout, c’est un coffre-fort, un scandale vivant. Dis-moi, tu n’as vu personne s’approcher du banc ce matin ?

— C’est à moi que tu parles ou à ton crapaud ?

— Mon crapaud n’était pas levé ce matin. Donc, c’est à toi.

— Bien. Je n’ai vu personne s’approcher. Enfin, pas depuis sept heures et demie. Sauf la vieille Marthe, on s’est dit trois mots et elle a filé.

Vincent avait à présent sorti une petite paire de ciseaux et découpait des articles dans sa pile de quotidiens.

— Tu fais comme moi, maintenant ? Tu découpes tout ?

— L’élève doit imiter le maître jusqu’à ce que le maître s’énerve et le flanque dehors, ce qui est signe que l’élève est prêt pour devenir maître à son tour, n’est-ce pas ? Là, par exemple, je t’énerve ?

— Pas du tout. Tu ne t’occupes pas assez de la province, dit Kehlweiler en feuilletant la pile de journaux que Vincent avait entassés. Trop parisien tout ça.

— Je n’ai pas le temps. Je n’ai pas comme toi des types qui m’envoient des trucs tout préparés des quatre coins de la France, je ne suis pas un vieux pontife. Plus tard, moi aussi, j’aurai ma troupe occulte. C’est qui, les gens de la grande armée ?

— Des types dans ton genre, des femmes dans ton genre, des journalistes, des militants, des curieux, des inactifs, des fouille-merde, des juges, des patrons de café, des philosophes, des flics, des vendeurs de journaux, des vendeurs de marrons, des…

— Ça va, dit Vincent.

Kehlweiler jetait des regards rapides à la grille d’arbre, à Vincent, aux alentours.

— Tu as perdu quelque chose ? demanda Vincent.

— D’une certaine manière. Et ce que j’ai perdu d’une main, j’ai l’impression que je le récupère d’une autre. Tu es certain que personne ne s’est installé là, ce matin ? Tu ne t’es pas endormi sur tes lectures ?

— Après sept heures du matin, je ne me rendors plus.

— C’est grand.

— La presse régionale, reprit Vincent, buté, c’est du droit commun, ça ne va nulle part, c’est une spirale domestique et ça ne m’intéresse pas.

— Et tu te goures. Un crime prémédité, une diffamation privée, une petite dénonciation arbitraire, ça va quelque part, sur un grand fumier où fermentent les saloperies à grande échelle et les consentements collectifs. Mieux vaut s’occuper de tout sans trier. Je suis un généraliste.

Vincent grogna quelque chose pendant que Kehlweiler se levait pour aller considérer la grille d’arbre. Vincent connaissait à fond les théories de Kehlweiler, entre autres l’histoire de la main gauche et de la main droite. Main gauche, annonçait Louis en levant les bras et en étendant les doigts, imparfaite, malhabile, hésitante, et donc productrice salutaire du cafouillis et du doute. Main droite, assurée, ferme, détentrice du savoir-faire, conductrice du génie humain. Avec elle, la maîtrise, la méthode et la logique. Attention, Vincent, c’est maintenant qu’il faut bien me suivre : que tu penches un peu trop vers ta main droite, deux pas de plus, et voilà poindre la rigueur et la certitude, tu les vois ? Avance un peu plus loin encore, trois pas de plus, et c’est la bascule tragique dans la perfection, dans l’impeccable, et puis dans l’infaillible et l’impitoyable. Tu n’es plus alors qu’une moitié d’homme qui marche penché à l’extrême sur ta droite, inconscient de la haute valeur du cafouillis, cruel imbécile fermé aux vertus du doute ; ça peut venir plus sournoisement que tu ne te le figures, te crois pas à l’abri, faut se surveiller, t’as deux mains, c’est pas fait pour les chiens. Vincent sourit et bougea ses mains. Il avait appris à chercher les hommes penchés, mais il ne voulait s’occuper que du politique tandis que Louis s’était toujours occupé de tout. En attendant, Louis était toujours appuyé à l’arbre, le regard vers la grille.

— Qu’est-ce que tu fous ? demanda Vincent.

— Cette petite chose blanchâtre sur la grille d’arbre, tu la vois ?

— Un peu.

— Je voudrais que tu me l’attrapes. Avec mon genou, je ne peux pas m’accroupir.

Vincent se leva en soupirant. Il n’avait jamais remis en question les suggestions de Kehlweiler, le maître à penser du cafouillis, il n’allait pas commencer maintenant.

— Prends un mouchoir, je pense que ça pue.

Vincent secoua la tête et remit à Kehlweiler la délicate bricole dans un bout de journal, parce qu’il n’avait pas de mouchoir. Il se réinstalla sur le banc, reprit ses ciseaux et ignora Kehlweiler ; il y a des limites à la complaisance. Mais du coin du regard, il l’observait faire tourner la bricole sous tous ses angles dans le papier journal.

— Vincent ?

— Oui ?

— Il n’a pas plu, ce matin ?

— Pas depuis deux heures du matin.

Vincent avait commencé par la météo pour un journal de quartier, et il continuait de la guetter chaque jour. Il savait beaucoup de choses sur les raisons pour lesquelles l’eau tombe ou bien reste accrochée en haut.

— Et ce matin, personne, tu en es certain ? Même pas quelqu’un qui serait venu faire pisser son chien contre l’arbre ?

— Tu me fais répéter dix fois les mêmes choses. L’unique créature qui se soit approchée, c’est Marthe. Tu n’as rien remarqué pour Marthe ? ajouta Vincent en baissant la tête dans le journal, puis en se nettoyant les ongles avec ses ciseaux. Il paraît que tu l’as vue hier.

— Oui, j’avais été faire une partie de catéchisme au café.

— Tu l’as raccompagnée ?

— Oui, dit Kehlweiler qui s’était rassis et qui fixait toujours la bricole dans le papier journal.

— Et tu n’as rien remarqué ? demanda Vincent, un peu agressif.

— Disons qu’elle n’était pas au mieux de sa forme.

— Et c’est tout ?

— Oui.

— C’est tout ? cria brusquement Vincent. Tu fais des cours sur l’importance planétaire des petits meurtres domestiques, tu t’occupes de ton crapaud, tu passes un quart d’heure à retourner un déchet collé sur une grille d’arbre, mais sur Marthe, sur Marthe que tu connais depuis vingt ans, tu n’as rien remarqué ? Bravo, Louis, bravo, excellent !