— Je la connais, finit-il par dire à voix basse, oui, je la connais. C’est une frappe lente, molle, douce. Si je ne fais pas erreur, la machine est même chez moi. Venez.
Les deux hommes pénétrèrent à sa suite dans la pièce aux machines, une vaste salle où, sur des tables et des étagères, s’alignaient deux bonnes centaines d’engins noirs aux formes inattendues. Sevran se glissa sans hésitation entre les tables et s’assit devant une bécane noir et or, à cadran.
— Mettez ça, dit Guerrec en lui tendant une paire de gants, et tapez doucement.
Sevran hocha la tête, enfila les gants, prit un feuillet et le glissa dans le rouleau.
— Celle-ci, dit-il, la Geniatus 1920. Le texte à taper, c’est quoi au fait ?
— Il y avait un couple, à la ligne, à la cabane Vauban, à la ligne, mais tout le monde la boucle, récita Guerrec. Sevran tapa les premiers mots, tira la feuille et l’examina.
— Non, dit-il avec une grimace, c’est presque ça mais ce n’est pas ça.
Il se leva brusquement, mécontent de sa contre-performance, contourna d’autres tables en bois et prit place devant une petite machine oblongue dont il était difficile d’imaginer la fonction.
Sevran tapa une nouvelle fois le début du message, non pas sur un clavier, mais en faisant pivoter une roue jusqu’à la lettre choisie. Il procédait sans même regarder le disque métallique, connaissant par cœur l’emplacement de chacune des lettres. Il tira la feuille et sourit.
— On y est. Ça sort de celle-là, la Virotyp 1914. Montrez-moi l’original, inspecteur.
L’ingénieur rapprocha les deux feuilles.
— C’est la Virotyp, aucun doute. Vous voyez ?
— Oui, dit Guerrec. Tapez donc le texte en entier, pour vérifier au labo.
Pendant que Sevran actionnait à nouveau le disque de la Virotyp, Guerrec examinait la grande pièce. La table de la Virotyp était la plus proche de la porte, tout en étant à l’abri des fenêtres. Sevran vint lui remettre le second modèle.
— Cette fois, lui dit Guerrec, pourriez-vous y déposer vos empreintes ? N’y voyez pas d’offense.
— J’y vois, dit Sevran, que c’est ma maison, ma machine, et que je suis en première ligne.
Il ôta ses gants et prit le papier des deux mains en y pressant les doigts avant de le remettre à nouveau à l’inspecteur.
— Kehlweiler, restez ici, j’appelle mon adjoint pour le relevé des empreintes.
Sevran demeura avec Louis, le visage à la fois soucieux et intrigué.
— On peut entrer facilement ici ? demanda Louis.
— Dans la journée, oui, par le mur du jardin, par exemple. La nuit, ou quand nous sommes absents, on branche l’alarme. Je dois dire que cet après-midi, après avoir enterré Ringo, j’ai amené Lina se distraire au café et je n’ai pas pensé à brancher le système, j’avais autre chose en tête. En fait, on oublie souvent.
— Vous n’avez pas peur pour vos machines ?
Sevran haussa les épaules.
— C’est invendable si on n’est pas de la partie. Il faut trouver les acheteurs, connaître les collectionneurs, les réseaux, les adresses…
— Ça vaut combien ?
— Ça dépend des modèles, de leur rareté, de leur état de marche. Celle-là, par exemple, cinq cents francs, mais celle-là, je peux en avoir vingt-cinq mille. Qui pourrait le savoir ? Qui saurait choisir la bonne ? Il y a des bécanes qui n’ont l’air de rien et qui sont très recherchées. Celle-là, au fond, avec son levier inversé, vous la voyez ? C’est le premier modèle de Remington, 1874, et elle est unique à ce jour, avec son levier mal-pratique. Remington les a toutes reprises quelque temps après leur sortie pour inverser le levier gratuitement pour tous les acquéreurs. Mais ce modèle-là avait été rapporté d’Amérique en France, et Remington ne lui a pas couru après pour lui changer le levier. Alors, la machine est quasi unique. Qui peut savoir des choses pareilles ? Un Collectionneur, oui, et encore, il faut un type calé. Et nous ne sommes pas beaucoup dans le milieu, personne n’oserait me la faucher, ça se saurait tout de suite, un coup à se griller sur le marché, autant dire un suicide. Alors, vous voyez, ça ne risque pas grand-chose. Et j’ai fixé chaque machine à son socle par des pattes de métal. Il faut de l’outillage et du temps pour démonter tout cela. À part ma cave, qu’on a forcée avant-hier soir, je n’ai jamais eu d’ennui, et encore, on ne m’a rien pris.
L’adjoint entra et Guerrec lui désigna la Virotyp, la porte, les fenêtres.
Puis il remercia brièvement l’ingénieur avant de partir.
— Je ne pense pas qu’on trouvera d’autres empreintes que celles de Sevran, dit Guerrec en revenant vers la mairie avec Kehlweiler. Certes, n’importe qui a pu venir taper le billet, mais Sevran est tout de même en situation délicate. Et pourtant, je ne le vois pas s’intéresser aux couples cachés. Je ne vois pas non plus l’intérêt qu’il aurait eu à taper le billet sur une de ses propres bécanes.
— Laissez tomber. Sevran n’a pas pu taper le truc. Il n’a pas quitté le café pendant que je jouais contre Lefloch, il était encore là quand je vous ai suivi à la mairie.
— C’est certain ?
— Certain.
— Qui d’autre est resté ?
— Sa femme, il me semble, mais je ne l’ai pas surveillée quand elle était au bar, Lefloch, Antoinette, Blanchet…
— Cette histoire de boule 7 me dérange. C’est gratuit, inutile, ça n’a pas de sens et ça doit pourtant en avoir un.
— Celui qui m’a passé ce billet ne veut pas qu’on le repère. En parlant de cette boule, il nous oblige à penser qu’il figurait parmi les trente personnes présentes au café pendant ma partie avec Sevran. Bien. Et s’il n’y était pas ?
— Comment aurait-il su pour la 7 ?
— De dehors, par la fenêtre. Il attend, il écoute, il note le premier détail un peu signifiant et le met en exergue pour attester sa présence dans la salle. Personne ne regardait par la fenêtre, elle était embuée, il pleuvait à verse.
— Oui, possible. Il, ou elle, pouvait donc être dedans, jusqu’à la boule 7, ou bien dehors. Avec ça, on n’avancera pas. C’est se donner bien du mal pour ne pas se faire repérer.
— Soit il a une grande trouille de l’assassin, soit c’est lui.
— Lui qui ?
— Lui, l’assassin. Ce n’est pas la première fois qu’un meurtrier balancerait un bouc émissaire. Il faut faire gaffe, Guerrec, il se peut qu’on nous conduise droit à l’erreur. Il y a une ordure dans le coin, de premier ordre, c’est comme cela que je le sens.
Guerrec tordit sa gueule maigre.
— Vous torturez les choses, Kehlweiler. On voit que vous n’avez pas l’habitude des lettres anonymes. C’est courant, abominablement courant. Pas plus tard qu’il y a six ans, à Pont-l’Abbé. Ce ne sont pas les assassins qui écrivent ce genre de billet, ce sont des trouillards, des étroits, des minables.
— Un assassin qui prémédite son coup et écrase une vieille femme, ce n’est pas un minable ?
— Si, mais c’est un minable qui agit. Les auteurs de billets sont des minables passifs, des impuissants, des inhibés, des incapables de se faire entendre. Un fossé entre deux mondes. Ça ne peut pas être la même personne, ça ne peut pas coller.
— Si vous voulez. Tenez-moi au courant, des empreintes, des alibis, de l’Espagne. Si c’est possible, et si vous acceptez le coup de main.
— J’ai tendance à travailler seul, Kehlweiler.