— Alors, on se croisera peut-être.
— Vous avez provoqué cette enquête, c’est exact, mais vous n’avez pas droit à y intervenir. Désolé de vous le rappeler, mais vous n’êtes plus qu’un homme parmi les autres et comme les autres.
— Entendu, je m’en arrangerai.
Louis revint à l’hôtel à sept heures, sans trouver Marc. Il s’installa sur son lit avec le téléphone. Il composa le numéro du commissariat du 15e arrondissement, secteur Abbé-Groult. À cette heure, Nathan devait encore être à son bureau.
— Nathan ? Ici Ludwig. Content de te trouver.
— Comment vas-tu, l’Allemand ? Ta retraite ?
— Je flâne en Bretagne.
— T’as de quoi faire là-bas ?
— Il y a du poisson, nécessairement. Il y a aussi du vieux poisson. Marcel Thomas, rue de l’Abbé-Groult, tombé de son premier étage il y a douze ans de cela, peux-tu m’éclairer ?
— Ne coupe pas, je vais chercher le dossier.
Nathan revint en ligne après dix minutes.
— Bon, dit-il. Le gars est tombé, classé accident.
— Je sais. Mais les détails ?
Louis entendit Nathan feuilleter les pages.
— Rien de notable. On est un 12 octobre au soir. Le couple Thomas avait reçu deux amis à dîner, Lionel Sevran et Diego Lacasta Rivas, repartis vers vingt-deux heures à leur hôtel. Restaient sur place le couple, les deux jeunes enfants et Marie Berton, la gouvernante. Personne n’est entré dans l’appartement après vingt-deux heures, confirmation des voisins. La chute s’est produite à minuit. Interrogatoires… Les collègues… Les voisins… J’en passe, j’en passe. L’épouse a subi des jours d’interrogatoire. Elle était au lit, elle lisait, on n’a rien pu trouver contre elle, ni contre Marie Berton, dans sa chambre aussi. L’une ne pouvait pas se déplacer sans que l’autre l’entende. Personne n’a bougé de sa chambre avant l’accident, avant le cri du mari. Soit les deux femmes se soutenaient, soit elles disaient vrai. Interrogatoire de Lionel Sevran aussi, endormi à l’hôtel, et de Diego Lacasta, idem, un gars prolixe, vu la longueur des pages. Attends, je parcours… Lacasta était très remonté, défendant les deux femmes de toute son âme. Ensuite, confrontation et reconstitution, une semaine plus tard. Attends… L’inspecteur note que chacun maintient ses dépositions, la femme en larmes, la gouvernante aussi, Sevran secoué, et Lacasta à peu près muet.
— Tu avais dit prolixe ?
— La semaine précédente, oui. Le gars en avait peut-être marre. Bref, suicide exclu, meurtre improbable ou indécelable. La balustrade du balcon était très basse, le type avait beaucoup bu. Conclusion de mort par accident, autorisation d’inhumer et classement.
— L’inspecteur qui a mené l’enquête ?
— Sellier. Il n’est plus là, il est passé capitaine.
— Dans le 12e, oui je connais. Je te remercie, Nathan.
— Tu as une suite à l’histoire ?
— Deux mariages, un disparu et une morte. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Que ce n’est pas très normal. Bonne pêche, Ludwig, mais fais gaffe. Tu n’as plus personne derrière toi. Fais la finement et suis à la lettre les conseils de tempérance placide de ton crapaud. Je ne peux pas te dire mieux.
— Je l’embrasse pour toi et j’embrasse tes filles.
Louis sourit en raccrochant. Nathan avait fait sept filles magnifiques, une prouesse de conte de fées qui l’avait toujours ravi.
Sellier, lui, avait fui son bureau. Louis le trouva chez lui.
— Alors, c’est un meurtre, ce bout d’os, dit Sellier après avoir écouté avec attention le résumé de Louis. Et les acteurs de l’affaire Marcel Thomas sont sur place ?
Sellier parlait en faisant traîner la voix, en homme qui prend le temps de se rappeler le passé méthodiquement.
— C’est Guerrec qui mène l’enquête, ici. Vous le connaissez ?
— Un peu. Assez chiant, pas bavard, pas riant, mais sans coups tordus, pour ce que j’en sais. Sans miracle non plus. Des miracles, je n’en fais pas non plus.
— Pendant les interrogatoires pour l’affaire de Marcel Thomas, rien de particulier ?
— J’essaie de me souvenir mais je ne vois pas. Si c’était un meurtre, je me suis foutu dedans. Mais il n’y avait pas de prise, vraiment.
— Une des deux femmes pouvait-elle se déplacer en silence jusqu’à la terrasse ?
— Vous pensez si j’ai vérifié. C’était du vieux parquet au point de Hongrie, je le revois très bien, ce sacré parquet. Pas une lame qui ne grinçait pas. Si l’une des deux a tué, c’est avec la complicité de l’autre, pas d’autre solution.
— Et elles n’ont reçu personne dans la maison après le départ de Sevran et Lacasta ?
— Personne, ça a été établi formellement.
— Comment se fait-il que vous vous souveniez si bien de l’histoire ?
— Oh… à cause des doutes. Les doutes, ça s’accroche dans l’existence. Il y a des tas d’affaires que j’ai bouclées, meurtriers épinglés, et qui se sont effacées de ma tête pour faire de la place. Mais celles qui trimballent des doutes se coincent dans un angle.
— D’où venaient les doutes ?
— De Diego Lacasta. Il a fait volte-face. Un type chaleureux et jacasseur, qui se démenait comme un bel Espagnol enflammé pour blanchir les deux femmes, la gouvernante surtout. Ça ne m’étonne pas qu’il l’ait épousée, il l’aimait à s’en crever les yeux. Et quand il est revenu avec son patron une semaine plus tard pour la reconstitution, il se taisait comme un bel Espagnol sombre et fier. Il ne défendait plus personne, il laissait les choses aller leur cours, dans un silence ombrageux. J’ai pensé que c’était sa nature ibérique qui lui faisait ça, à l’époque j’étais plus jeune et plus catégorique. Il n’empêche qu’à cause de lui, je me souviens de cette reconstitution pleine de larmes, du parquet qui grinçait, de son visage fermé. Il était ma seule flamme dans cette affaire et la flamme avait viré au noir. C’est tout. Il ne faut pas grand-chose pour douter, mais je parle pour moi.
Louis resta bras croisés sur son lit pendant cinq minutes après avoir raccroché. Se lever, aller bouffer quelque chose.
En sortant de sa chambre, il ramassa un message glissé sous la porte qu’il n’avait pas remarqué en entrant. « Si tu me cherches, je suis à la machine, des questions en suspens. Fais gaffe à ta saloperie de crapaud, il fait le con dans la salle de bains. Marc. »
Louis demanda du pain et deux bananes à l’hôtelier et partit à pied vers la machine. Il marchait lentement. Guerrec ne lui plaisait pas, trop sec comme type. René Blanchet ne lui plaisait pas. Le maire, plus inoffensif, ne lui plaisait pas. Le billet anonyme ne lui plaisait pas. Darnas lui plaisait, alors que c’était celui-là qu’il aurait voulu démolir. Pas de chance. Avec Sevran, on pouvait s’entendre, à condition de ne pas parler chien, mais le chien était mort. Côté femmes, le visage de la vieille Marie lui plaisait, le poursuivait même, mais on l’avait tuée. Lina Sevran commençait aussi à lui hanter la tête. Elle avait tué le chien, et ce geste n’avait rien de banal, quoi qu’en dise son mari qui avait fait beaucoup d’efforts pour la protéger. Il semblait la protéger tout le temps, la main posée sur ses épaules, la protéger, l’apaiser, ou la retenir. Quant à Pauline, elle lui plaisait encore, pas de chance non plus. Parce que Pauline n’avait pas l’air de vouloir s’approcher, raide de défi ou d’on ne sait quoi d’autre. Bien, il avait dit qu’il la laisserait en paix, autant faire un effort pour tenir sa promesse. C’est beau de promettre, ça se fait sans difficulté, mais ensuite il faut tenir, c’est assez emmerdant. En ce moment, Mathias devait être dans le train, avec la chemise jaune. Penser à ce dossier lui demandait un effort. C’était une pensée lourde, mordante, qui lui donnait un fond de mal de tête.