— En bas, dit Mathias, en lui désignant la grève. Descends t’occuper de lui, je fais les environs, il y a quelqu’un.
Mathias repartit aussi vite et Marc regarda le rivage. Il y avait une forme sombre en bas, quelqu’un qui avait dû se casser la gueule, une chute de six à sept mètres. Tout en s’accrochant aux rochers pour descendre, il entrevoyait la possibilité que quelqu’un ait balancé le type depuis le sentier. Il toucha le sol et courut vers le corps. Il le tâta doucement, le visage crispé, repéra le poignet, chercha le pouls. Ça battait, doucement, mais le type ne bougeait pas, ne gémissait même pas. Marc, en revanche, avait le sang aux tempes. Si on avait basculé ce gars, ça avait dû se faire il y avait une minute, en quelques mouvements brefs que Mathias avait entendus. La course de Mathias avait dû empêcher le meurtrier d’aller terminer le travail et maintenant, Mathias était après lui. Marc ne donna pas cher de la peau de ce gars. Qu’il se planque ou qu’il cavale, il avait peu de chances d’échapper à la poursuite du chasseur-cueilleur et Marc ne se faisait aucun souci pour Mathias, sentiment de sécurité illogique car Mathias était tout aussi vulnérable qu’un autre et n’avait pas trente mille ans de bouteille, contrairement à ce qu’on pouvait espérer. Marc n’avait pas osé bouger la tête du gars par terre, au cas où, les cervicales, il en savait juste assez là-dessus pour savoir qu’il ne devait rien faire. Mais il avait réussi à écarter les cheveux et à trouver son briquet. Il l’alluma plusieurs fois avant de reconnaître celui que Darnas avait décrit comme un rêveur définitif, le jeune type de dix-sept ans qui était au café tout à l’heure, attablé avec l’ersatz de curé à la peau blanche. Il n’était pas sûr du nom, Gaël, peut-être bien. En touchant les cheveux, Marc avait touché du sang, et l’estomac contracté, il tenait sa main loin de lui. Il aurait voulu aller la laver dans la mer mais il n’osait pas quitter le jeune homme.
Mathias l’appela doucement du haut du sentier. Marc escalada les sept mètres de l’aplomb rocheux, se hissa sur le bord et essuya aussitôt sa main dans l’herbe mouillée.
— Ce doit être Gaël, souffla-t-il. Il est vivant, pour l’instant. Reste là, je file chercher du secours.
C’est seulement à ce moment que Marc vit que Mathias, silencieux, tenait quelqu’un dans l’ombre.
— Tu sais qui c’est ? demanda juste Mathias.
Pas la peine d’allumer son briquet. Par une clef de bras, Mathias maintenait Lina Sevran.
— La femme de l’ingénieur, dit Marc à voix sourde. Tu l’as trouvée où ?
— Pas loin, planquée dans un groupe d’arbres. Je l’ai entendue respirer. Ne t’inquiète pas, je ne lui fais aucun mal.
Lina Sevran ne bougeait pas, ne pleurait pas, ne disait rien. Elle tremblait, comme à midi après avoir descendu le chien.
— Dépêche-toi, dit Mathias.
Marc courut vers son vélo, le remonta d’un coup de pied et fonça vers le bourg.
Il ouvrit brutalement la porte de la chambre de Kehlweiler, sans frapper. Louis ne dormait pas et leva le visage en rassemblant rapidement des papiers étalés sur la table, de vieux papiers sortis du dossier jaune, couverts de notes et de croquis. Marc, essoufflé, lui trouva à peu près la même tête que tout à l’heure, c’est-à-dire, à son idée, la tête d’un Goth du bas Danube prêt à en découdre avec les Huns. Pendant un instant, Marc vit passer devant ses yeux une mosaïque de Constantinople qui figurait une belle tête de barbare aux cheveux sombres entremêlés sur le front blanc.
— D’où tu sors ? demanda Louis en se levant. Tu t’es battu ?
Marc se jeta un coup d’œil. Ses habits étaient salis et détrempés par l’escalade et il y avait encore du sang sur sa main.
— Grouille, appelle des secours. Le jeune Gaël est en tas en bas de la falaise, il saigne de partout. Juste après la croix de bois, Mathias est là-bas.
Cinq minutes plus tard, Marc refaisait le même chemin en entraînant Louis à pas rapides.
— C’est Mathias qui a entendu quelque chose, dit Marc.
— Marche moins vite, parle moins vite. Et toi, tu n’as rien entendu ?
— Je ne suis pas chasseur-cueilleur, dit Marc en élevant la voix. Je suis un type normal, civilisé, éduqué. Mes yeux ne voient pas dans le noir, mes oreilles ne perçoivent pas les battements de paupières, mes narines ne reniflent pas les micromiasmes de la sueur. Tandis que Mathias entend encore les aurochs qui défilaient devant la grotte de Lascaux, alors imagine-toi le résultat. Au Sahara, il t’annonce le Paris-Strasbourg, tu te figures si c’est pratique.
— Mais calme-toi, bon sang. Donc, Mathias entend, et ensuite ?
— Ensuite ? Il court, on trouve Gaël — je crois que c’est Gaël — balancé deux cents mètres plus loin, et pendant que je veille le pauvre gars, Mathias repart aussi sec pour ramener sa proie.
Louis s’arrêta sur le sentier.
— C’est vrai, dit Marc, je n’ai pas eu le temps de tout te dire. Mathias a ramené Lina Sevran qui se planquait tout près.
— Nom de Dieu ! Et vous en avez fait quoi ?
— Mathias la tient, ne t’en fais pas.
— Elle peut lui échapper ?
Marc haussa les épaules.
— À la baraque, c’est Mathias qui porte les stères de bois. Mais sans faire mal au bois car Mathias aime le bois. Moi, je porte les petits sacs-poubelles. Regarde, ça clignote là-bas, les secours sont sur place.
Louis entendit Marc respirer profondément. Mathias était toujours debout sur la falaise, tenant Lina Sevran d’une seule main. En bas, des hommes s’activaient autour du corps de Gaël.
— Ça donne quoi ? demanda Marc.
— Je ne sais pas, dit Mathias. Ils ont descendu brancard et matériel.
— Et Guerrec ? dit Marc. Faut prévenir Guerrec.
— Je sais, dit Louis en regardant Lina. On n’est pas à cinq minutes. On a le temps de se dire trois mots avant. Amène-la par là, Mathias.
Mathias poussa doucement Lina en arrière de la falaise.
— Guerrec va venir, lui dit Louis.
— Je ne l’ai pas poussé, murmura Lina.
— Pourquoi, poussé ? Il aurait pu tomber tout seul.
Lina baissa la tête et Louis la lui releva.
— Il est tombé tout seul, dit Lina.
— Mais non. Vous savez qu’on l’a poussé et vous venez presque de le dire. Gaël est d’ici, il connaît la falaise caillou par caillou. Pourquoi vous vous planquiez dans le coin ?
— Je me promenais. J’ai entendu un cri, j’ai eu peur.
— Mathias n’a pas entendu de cri.
— Il était loin.
— Il n’y a pas eu de cri, dit Mathias.
— Si. Gaël a crié. J’ai eu peur, je me suis mise à l’abri.
— Si vous aviez peur, vous ne vous promèneriez pas seule dans la nuit. Et quand on entend le cri de quelqu’un qui tombe, on va voir, on va aider, non ? Pas de quoi se cacher en tous les cas. Sauf si on a poussé.
— Je ne l’ai pas poussé, répéta Lina.
— Alors, vous avez vu quelqu’un pousser.
— Non.
— Lina, reprit Louis encore plus doucement, Guerrec va venir. Il est flic. Un type chute en bas d’une falaise treize jours après la mort de Marie. On vous retrouve sur place, planquée dans les arbres. Si vous ne trouvez rien de mieux à dire, Guerrec va faire son métier de flic.