Louis s’assit face à lui, bras croisés, longues jambes allongées.
— Eh bien ? dit Blanchet. On a poussé Gaël ? Si vous n’étiez pas venu ici foutre la merde, on n’en serait pas là. C’est vous qui l’avez sur la conscience, monsieur Kehlweiler. C’est un bouc émissaire que vous venez chercher ?
— Il paraît qu’il y avait un couple à la cabane Vauban. Je cherche le nom de la maîtresse de Gaël. Allez, vite, Blanchet, le nom.
— Je suis censé le savoir ?
— Oui. Parce que vous ramassez tout ce que vous pouvez trouver, au cas où ça peut servir, pour faire tourner les bulletins de vote. Ça me décevrait beaucoup que vous ne sachiez pas.
— Vous vous gourez, Kehlweiler. Je veux la mairie, je ne m’en cache pas, et je l’aurai. Mais je l’aurai propre. Pas besoin de ces petites histoires.
— Si, Blanchet. Tu chuchotes, tu distilles à droite, tu diffames à gauche, tu discrédites, tu suppures, tu dresses les uns contre les autres, tu doses, tu calcules, tu combines, tu alchimises et, quand le mélange est prêt, tu te fais élire. Depuis Port-Nicolas, tu vises plus gros. Je te trouve trop vieux pour le métier, tu devrais dételer. Alors, le nom de la maîtresse de Gaël ? Dépêche-toi, ça fait deux morts, je voudrais sauver le troisième, si ça ne t’ennuie pas.
— Surtout si c’est toi, pas vrai ?
— Ça peut être moi.
— Et pourquoi je vous aiderais ?
— Si tu n’aides pas, je fais à ta façon, je distille tout demain. Moi aussi, je sais raconter de bonnes histoires. Un futur maire qui n’aide pas la justice, cela fera crade.
— Tu ne m’aimes pas beaucoup, Kehlweiler ?
— Pas beaucoup, non.
— Alors pourquoi tu ne me colles pas ces meurtres sur le dos ?
— Parce que ce n’est pas toi, je regrette.
Blanchet sourit. Il rit presque.
— T’es vraiment une tête de nœud, Kehlweiler. La maîtresse de Gaël, c’est ça que tu cherches ?
Blanchet se mit à rire doucement.
— S’il n’y a que des gars comme toi pour faire avancer ta justice, on ne va pas s’affoler dans les volières.
Marc se crispait, Louis perdait l’avantage. Et puis cette lutte d’homme à homme lui semblait piteuse et l’emmerdait. Une véritable danse convenue. En une minute, ils étaient passés du vouvoiement glacé au tutoiement agressif. Il ne voyait pas en quoi tout ce raffut était nécessaire en plein milieu de la nuit pour un simple petit renseignement. Il jeta un œil à Mathias, mais Mathias, qui était resté debout adossé au mur, n’avait pas l’air de se marrer. Il attendait, bras le long du corps, regard attentif sous ses cheveux blonds, en chasseur-cueilleur préparé à sauter sur l’ours qui dérange sa caverne. Marc se sentit seul et repensa aux Albigeois. Blanchet se pencha en avant.
— Tu n’as même pas remarqué, surhomme, que Gaël était pédé comme un phoque ? Tu me fais rire… Tu cherches un assassin et t’es pas foutu de distinguer une poule d’un coq !
— Bon. Alors, le nom de l’homme ?
— Parce que t’appelles ça un homme ? rigola Blanchet.
— Oui.
— Épatant, Kehlweiler, épatant ! Homme compréhensif, respectueux, généreux de ses sentiments et économe de ses jugements ! T’es content de toi ? T’es flatté ? C’est avec cet attirail, avec ton grand cœur et ta jambe de victime que tu fais le beau dans les ministères ?
— Dépêche-toi, Blanchet, tu me fatigues. Le nom de l’homme ?
— Même pour ça, t’as besoin de moi ?
— Oui.
— Voilà qui est mieux dit. Je vais te le donner, ton renseignement, Kehlweiler. Tu pourras le refiler à Guerrec et ça ne vous mènera nulle part. C’est Jean, le merdeux crayeux qui cajole l’église à la païenne, le serviteur dévot du curé, t’avais pas remarqué ?
— Donc, Jean et Gaël, C’est cela ? À la cabane ? Les jeudis ?
— Et les lundis, si ça t’intéresse. Le reste du temps, dévotions et culpabilités, résolutions le dimanche, et on remet ça le lundi sans confession. T’es soulagé ? Alors va faire tes grandes œuvres et coffre-le. Moi, je t’ai assez vu et je vais dormir.
Il était content, Blanchet, finalement. Il s’était bien marré, il s’était fait la gueule de Kehlweiler. Il se leva et contourna le bureau d’un pas satisfait.
— Minute, dit Kehlweiler sans bouger. J’ai pas fini.
— Moi, oui. Si je t’ai donné le nom de Jean, c’est parce que Gaël a été balancé et non pas parce que tu m’impressionnes. Je ne sais rien sur ces meurtres et si tu restes chez moi, j’appelle les flics.
— Minute, répéta Louis. Tu ne vas pas appeler les flics pour un petit renseignement de plus. Je veux simplement savoir d’où tu es. Ce n’est pas bien méchant ? Donnant donnant, moi je suis du Cher. Et toi, Blanchet ? Du Pas-de-Calais ?
— Du Pas-de-Calais, oui ! cria Blanchet. Tu vas me faire chier longtemps ?
— Tu serais pas plutôt de Vierzon ? Je t’aurais plutôt vu par là, dans les environs. Enfin, Vierzon, quoi.
On y arrive, pensa Marc. Où, il n’aurait pas su dire, mais on y arrivait. Blanchet s’était interrompu dans son mouvement autour de la table.
— Si, Blanchet, si, fais un effort… Vierzon… Tu sais, dans le Centre… Te fais pas plus crétin qu’un autre, je sais que c’est loin, mais fais un effort… Vierzon, sur le Cher… Non ? Rien à faire ? Tu ne remets pas ? Tu veux de l’aide ?
Kehlweiler était tout blanc, mais il souriait. Blanchet reprit rapidement position dans son fauteuil, derrière son bureau.
— Pas de blague, Blanchet. J’ai là deux gars que je n’ai pas amenés pour la décoration, t’aurais tort de les mésestimer. Celui de droite a le cerveau prompt et des mains de brute, il n’a pas besoin d’outillage pour t’éclater le crâne. Celui de gauche a la lame rapide, c’est un fils d’Indien. Tu piges ?
Louis se leva, contourna le bureau à son tour, ouvrit le tiroir en butée contre le ventre de Blanchet, fouilla rapidement sous les paperasses, sortit un flingue, vida le chargeur. Il leva la tête et regarda Marc et Mathias qui étaient maintenant tous deux debout contre le mur, l’un à gauche, l’autre à droite, bloquant la porte. Mathias était parfait, Marc avait presque l’air dangereux.
Il sourit, hocha la tête et revint à Blanchet.
— T’es de Vierzon ou faut que je te pisse dessus pour que tu parles ? Ah… cette histoire de pisse, ça te fait bouger la mémoire, t’as une paupière qui tremble, ça te revient. Rien de tel que les valeurs premières.
Louis s’était placé derrière Blanchet, maintenant le dos de son fauteuil à deux mains. Blanchet ne bougeait pas, il avait un œil qui clignotait tout seul et la gueule serrée.
— On t’appelait le Pisseur, d’ailleurs. Et ne me sors pas tes cartes d’identité, j’en ai rien à foutre. Tu t’appelles René Gillot, sans signe distinctif, yeux marron, nez rond, tête de con, mais l’œil du dessinateur remarque les dents du bonheur, un rond sur la joue droite où la barbe ne pousse pas, des lobes d’oreilles taillés triangulaires, des petites choses, comme tout un chacun son lot, il suffit de s’en souvenir. René dit le Pisseur, raclure de chef de milice de Champon, près Vierzon. C’est là, dans un coin de forêt, que tu tiens ton officine, il y a cinquante-trois ans de ça, t’as dix-sept ans, t’as des couilles de con et tu t’y prends jeune. C’est de là qu’avec ton petit vélo, tu te rends à la Kommandantur pour déverser par spasmes réguliers tes dégueulis de dénonciation. C’est là, en 42, qu’un soldat allemand qui tient la porte, un planton, un boche anonyme et vert-de-gris, te voit aller et venir. Faut se méfier des plantons, René, ça s’emmerde toute la journée alors ça regarde, ça écoute. Surtout un planton qui guette la première occasion de se tirer, pas facile, crois-moi, quand t’as le casque sur la tête. Je sais, je t’emmerde avec mes histoires, c’est vieux tout cela, plus vieux que moi-même, j’ai même pas connu, c’est démodé. Mais c’est pour te faire plaisir. Car je sais bien qu’il y a des vieux trucs qui te tracassent, tu te demandes encore par quel miracle certains de tes dénoncés se sont tirés juste à temps. T’as soupçonné deux de tes camarades, et, je t’alourdis la conscience tout de suite, tu les as descendus pour rien.