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Ce qui fait qu’à neuf heures du matin, six gendarmes cernaient l’édifice. Les matinaux du Café de la Halle, alertés, déambulaient et commentaient, attendant d’assister aux manœuvres d’extirpation. Ces manœuvres se discutaient entre Guerrec et le curé, qui refusait qu’on éclate un vitrail du XVIe siècle, qu’on enfonce la porte en bois sculpté du XIVe siècle, ou qu’on touche en quoi que ce soit à la maison de Dieu, point terminé. Non, il n’avait pas les clefs, Jean était dépositaire du seul jeu de la commune. Le curé mentait avec résolution. Et qu’on ne compte pas sur lui pour aider à apeurer cet homme désespéré qui avait choisi la protection du Seigneur. Il pleuvait à nouveau, tout le monde était trempé. Guerrec restait impassible, tordant son petit visage, examinant mentalement chacun des murs de l’impasse socio-religieuse où il était coincé. On entendait Jean qui sanglotait hystériquement dans l’abside.

— Lieutenant, dit un gendarme, je vais chercher l’outillage, on dézingue la serrure et on gicle cette brebis hors de là.

— Non, dit le curé. La serrure est du XVIIe siècle et on ne touche pas à l’homme.

— Dites, vous voulez pas qu’on tourne des siècles sous la flotte pour un pédé d’assassin ? On la replacera votre serrure. On y va, inspecteur ?

Guerrec regarda le gendarme, se prépara à lui foutre une gifle et retint son geste. Il en avait marre, Guerrec. Il avait passé la nuit au pied du lit du jeune Gaël, avec les parents, attendant un mot, un regard, qui ne venaient pas.

— Essayez d’entrer, dit Guerrec au curé, et parlez-lui. Je renvoie tous les gendarmes, je reste à proximité.

Le curé s’éloigna sous la flotte et Guerrec alla se poser, seul, sous un arbre.

Louis, qui n’avait pas plus dormi que Guerrec, surveillait la scène depuis le calvaire, assis près de la fontaine à miracles, la main trempant dans l’eau. Depuis qu’il avait reconnu le Pisseur au bar du Café de la Halle — il savait bien que ce café serait charitable avec lui —, ses pensées s’étaient trouvées poissées de crasse et de douleur. Il n’avait plus suivi l’affaire du chien que dans le malaise et le brouillard. À présent, la blessure était à vif mais la crasse était partie, il lavait la main qui avait touché cette crevure, il avait appelé le père, à Lörrach, il avait appelé Marthe, à Paris. Restait à déminer l’exterminateur local ; le môme était toujours entre vie et mort à Quimper et malgré la garde d’un flic, Louis savait qu’a moins de faire vite, une main habile pouvait parvenir à débrancher les tuyaux, ça s’est fait, ça s’est vu, flic ou pas flic, pas plus tard qu’il y a dix ans à Quimper, aurait dit Guerrec. Ses pensées revenaient à l’époux basculé du balcon, au mutisme de Diego, à sa disparition, au visage en fuite de Lina Sevran, aux deux coups de fusil sur le chien, à l’attention protectrice de l’ingénieur.

Trempé comme il l’était, ça n’aurait rien changé qu’il mette directement son genou dans la source.

Louis avait posé Bufo au bord de la fontaine.

— Bouffe, Bufo, bouffe, c’est tout ce que je te demande.

Louis remaillait ses pensées, chapitre après chapitre, un œil sur son crapaud.

— Écoute-moi en bouffant, ça peut t’intéresser. Chapitre un, Lina évacue son mari par le balcon. Chapitre deux, Diego Lacasta pige que Lina a tué et ferme sa gueule pour ne pas peiner Marie, qu’il aime. Tu me suis ? Et comment pige-t-il ça, Diego ? Entre l’enquête à Paris et le retour en Bretagne, qu’est-ce qu’il voit, qu’est-ce qu’il pige, où, comment ? Il n’y a au fond qu’une seule chose intéressante entre Paris et Quimper, c’est le train, le voyage en train. Donc, chapitre trois, Diego voit un truc dans le train, ne me demande pas quoi, et quatre, Diego continue à fermer sa gueule pendant sept ans, même cause, même effet. Cinq, Lina Sevran se débarrasse de Diego.

Louis avait mis sa jambe à tremper dans la fontaine, c’était glacé. On pourrait espérer, quand même, que les eaux miraculeuses soient tièdes, eh bien même pas. Bufo, par petits bonds lourds et prudents, s’était éloigné d’un mètre.

— Tu m’agaces, t’es trop con.

Six, Marie doit emménager chez les Sevran. Elle vide sa petite maison et le bureau intact de Diego. Elle tombe sur un papier, un machin, où Diego a consigné l’histoire, c’est dur de tout garder pour soi. Sept, Lina Sevran, qui redoute et surveille ce déménagement, massacre aussitôt la vieille Marie. Là-dessus, le chien, la grève, le doigt, l’excrément, on passe.

Louis sortit la jambe de l’eau gelée de la source. Quatre minutes dans le miracle, ça devrait suffire. Huit, les flics rappliquent. Lina jette un chiffon rouge pour égarer le billet anonyme, parade banale, efficace. Elle dénonce le couple de la cabane et elle bascule le jeune Gaël, on finira bien par épingler Jean, qui ne sera pas capable de se défendre, c’est certain. Neuf, le mari s’en doute et la protège. Dix, elle est cinglée, dangereuse, elle va débrancher le jeune Gaël.

Louis rattrapa Bufo et se releva avec effort. Le froid de l’eau lui avait comme tapé le genou au marteau. Il fit quelques pas en tirant sa jambe, doucement, pour remettre les muscles en marche. Dix minutes de plus dans l’eau miraculeuse et on en claque.

Un seul obstacle. Comment fait-elle pour taper ce billet sur la Virotyp ? Guerrec a fait des interrogatoires recoupants là-dessus, Lina n’a pas quitté le bar avant que lui-même n’en sorte avec les flics, la boulette de papier en poche. Donc ? Elle ne peut tout de même pas avoir lyophilisé la bécane ?

Louis jeta un coup d’œil plus bas, vers l’église. Apparemment, le curé avait réussi à faire son entrée. Il redescendit lentement la pente jusqu’au lieu de l’attroupement et attrapa Sevran par l’épaule. Savoir ce qui s’était passé en Diego, savoir s’il était survenu quoi que ce soit dans le train du retour, il y a douze ans, dans le Paris-Quimper.

Sevran fronça les sourcils, il n’aimait pas la question. Et puis c’était trop loin, il ne se souvenait plus.

— Je ne saisis pas le rapport. Vous ne voyez pas que c’est une histoire de cul ? dit-il en désignant l’église. Vous ne l’entendez pas pleurer comme un dingue, cet imbécile de Jean ?

— J’entends, mais quand même. C’était un voyage spécial, insista Louis, souvenez-vous. Votre ami Marcel Thomas venait de mourir, vous étiez resté à Paris plusieurs jours pour l’enquête. Réfléchissez, c’est important. Diego a-t-il vu quelqu’un dans le train ? Un ami ? Un amant de Lina ?

Sevran réfléchit plusieurs minutes, la tête baissée.

— Si, dit-il, on a rencontré quelqu’un. Je ne l’ai vu qu’à l’arrivée, Diego et moi occupions des places séparées dans le wagon. Mais c’est un type qui faisait fréquemment les allers-retours, rien de plus normal. Il connaissait à peine Lina, ils se rencontraient ici quand elle et son mari venaient en vacances, c’est tout, vous pouvez me croire.

— Il était au courant du drame ?

— Je suppose, c’était paru dans le journal.

— Et si ce type avait semblé plus heureux que ne l’exigeaient les circonstances ? Si Diego avait vu ça, depuis sa place ? Où était-il assis ?

— En arrière du wagon. L’homme pas loin de lui, moi devant, dans un quatre-places. Je ne les ai vus qu’en descendant, je ne sais pas ce qu’ils ont pu se dire.

— C’est vrai que Diego avait changé ?

— Dès le lendemain, reconnut Sevran. J’ai cru que c’était le contrecoup. Comme ça a duré, j’ai pensé que quelque chose ne tournait pas rond, en Espagne. Il avait une famille vaste et compliquée. Et puis quoi, ça n’a pas de sens, tout cela.