Kehlweiler tourna vivement le regard. Trop tard, se dit Vincent, et tant pis, merde. Les yeux de Kehlweiler, verts dans des cils sombres qui lui faisaient un maquillage excessif, pouvaient passer d’une imprécision rêveuse à une intensité incisive pénible. Les lèvres se resserraient en même temps en un trait, toute la douceur habituelle foutait le camp comme une nuée de moineaux. La gueule de Kehlweiler ressemblait alors à ces profils majestueux gravés sur médailles froides, pas marrants du tout. Vincent secoua la tête comme on chasse une guêpe.
— Raconte, dit seulement Kehlweiler.
— Marthe, elle vit dehors, depuis une semaine maintenant. Ils ont repris toutes les chambres de bonne pour les transformer en studios de luxe. Le nouveau propriétaire les a tous virés, tous.
— Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? Ils ont dû être prévenus avant, non ? Arrête, tu vas te faire mal avec ces ciseaux.
— Ils se sont bagarrés pour garder les piaules, et on les a virés.
— Mais pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? répéta Louis en haussant le ton.
— Parce qu’elle a de l’orgueil, parce qu’elle a honte, parce qu’elle te craint.
— Pauvre con ! Et toi ? Tu ne pouvais pas m’en parler ? Mais bordel, arrête avec tes ciseaux ! Ils sont propres tes ongles, non ?
— Je ne l’ai su qu’avant-hier. Et tu étais introuvable.
Kehlweiler fixa son regard sur la bricole dans le papier journal. Vincent le regardait de côté. C’était un beau type, sauf quand il était contrarié comme ça, avec le nez en arc et le menton tendu. La contrariété n’arrange personne mais Louis, pire : avec sa barbe de trois jours, ses yeux fixes et maquillés, il foutait un peu la trouille. Vincent attendait.
— Tu sais ce que c’est que ce truc ? demanda finalement Kehlweiler en lui passant le papier journal.
Le visage de Louis reprenait sa mouvance, l’émotion revenait sous les sourcils et la vie sur les lèvres. Vincent examina la bricole. Il n’avait pas la tête à ça, il avait engueulé Louis, ce n’était pas très fréquent.
— Je n’ai aucune idée de ce qu’est cette merde, dit-il.
— Tu brûles. Continue.
— C’est informe, bouffé… je m’en fous, Louis. Franchement, je m’en fous.
— Mais ensuite ?
— Si je fais un effort, ça peut me rappeler ce qui restait dans mon assiette quand ma grand-mère me faisait des pieds de porc panés. Je détestais ça, elle croyait que c’était mon plat préféré. C’est bizarre, les grand-mères, des fois.
— Je ne sais pas, dit Kehlweiler, je n’ai pas connu.
Il remit dans le désordre livre et papiers dans son sac en plastique, empocha la bricole dans la boule de papier journal et fourra son crapaud dans l’autre poche.
— Tu gardes le pied de porc ? demanda Vincent.
— Pourquoi pas ? Où est-ce que je peux trouver Marthe ?
— Ces derniers jours, elle s’était fait un coin sous l’auvent derrière l’arbre 116, murmura Vincent.
— Je me tire. Essaie d’avoir un cliché du type. Vincent hocha la tête et regarda partir Kehlweiler, de sa démarche lente, droite, un peu basculée depuis qu’il s’était pété le genou dans l’incendie. Il prit une page et inscrivit : « N’a pas connu de grand-mère. Voir pour les grands-pères si c’est pareil. » Il notait tout. Il avait piqué à Kehlweiler sa manière de tout vouloir savoir, sauf pour les crimes de droit commun. C’était difficile de savoir des trucs sur cet homme, il n’en lâchait pas beaucoup. On pouvait savoir qu’il était du Cher, et bon, ça ne menait pas loin.
Vincent n’entendit même pas la vieille Marthe s’affaler sur le banc.
— Alors, ça mord ? dit-elle.
— Bon Dieu, Marthe, tu m’as fait peur. Parle pas si fort.
— Ça mord ? L’ultra ?
— Pas encore. Je suis patient. Je suis quasi certain d’avoir reconnu ce type, mais les visages vieillissent.
— Faut prendre des notes, petit, beaucoup de notes.
— Je sais. Tu sais que Louis n’a pas connu de grand-mère ?
Marthe fit un grand geste d’ignorance.
— Aucune importance, marmonna-t-elle. Louis se paie autant d’ancêtres qu’il veut, alors… Ses ancêtres, si tu l’écoutais, il en aurait dix millions. Des fois, c’est un nommé Talleyrand, ça revient souvent, ou bien… comment il s’appelle ce gars ?… enfin dix millions. Même le Rhin, il dit que c’est son ancêtre. C’est exagéré quand même.
Vincent sourit.
— Mais ses vrais ancêtres, reprit-il, ni vu ni connu, on ne sait rien.
— Eh bien, ne lui en cause pas, faut pas emmerder le monde. Tu n’es qu’un fouille-merde, mon petit père.
— Je pense que tu sais des trucs.
— Ta gueule ! dit Marthe brusquement. C’est Talleyrand, son grand-père, t’as pigé ? Ça te suffit pas ?
— Marthe, ne dis pas que tu le crois ! Talleyrand, tu ne sais même pas qui c’est. Il est mort il y a cent cinquante ans.
— Eh bien, je m’en fous, tu m’entends ? Si Talleyrand a couché avec le Rhin pour faire Ludwig, c’est qu’ils avaient sûrement une bonne raison tous les deux, et ça les regarde. Et le reste, je m’en fous ! Allez, je m’énerve, moi, qu’est-ce que tu lui cherches à la fin ?
— Nom de Dieu, Marthe, le voilà, chuchota brusquement Vincent en lui serrant le bras. Le gars, là. L’ultraréac foireux. Prends l’air d’une vieille pute et moi d’un ivrogne, on va l’avoir.
— T’en fais pas, je connais les méthodes.
Vincent s’affaissa mollement sur l’épaule de Marthe et tira un bout de son châle sur lui. L’homme sortait de l’immeuble d’en face, il fallait faire vite. À l’abri du châle, Vincent plaça son appareil et clicha à travers les mailles élargies du tricot humide. Puis, le type fut hors de vue.
— Ça y est ? dit Marthe. Il est en boîte ?
— Je crois… À bientôt, Marthe, je le suis.
Vincent partit d’un pas hagard. Marthe sourit. Il savait bien faire l’ivrogne hagard. Faut dire qu’à vingt ans, quand Ludwig l’avait ramassé dans un bar et tiré de là, il était mal parti, il avait de l’expérience. C’était le brave type, Vincent, et puis calé en mots croisés avec ça. Mais cela aurait été tout aussi bien qu’il arrête de fouiner dans la vie de Ludwig. L’affection, ça prend des chemins un peu inquisiteurs parfois. Marthe frissonna. Elle avait froid. Elle ne voulait pas le reconnaître, mais elle avait froid. Les boutiquiers l’avaient virée de l’auvent, ce matin. Où aller, bon Dieu, où aller ? Lève-toi, ma vieille, faut marcher, faut pas se geler les fesses sur le 102, faut marcher. Marthe se parlait toute seule, ce n’était pas rare.
4
Louis Kehlweiler entra dans le commissariat principal du 5e arrondissement, fin prêt. C’était une occasion à tenter. Il se jeta un coup d’œil dans la porte en verre. Ses cheveux épais et sombres un peu trop longs sur la nuque, sa barbe de trois jours, son sac en plastique, sa veste chiffonnée par le banc, tout cela allait parler en sa défaveur et on allait pouvoir faire du bon travail. Il avait attendu d’être dans la place pour commencer à manger son sandwich. Depuis que son ami le commissaire Adamsberg avait quitté les lieux, emmenant avec lui son adjoint Danglard[1], il y avait pas mal d’imbéciles là-dedans, et d’autres qui courbaient le dos. Lui, il avait un compte à régler avec le nouveau commissaire, et il tenait peut-être le moyen de le faire. Cela ne coûtait rien d’essayer. Ce commissaire Paquelin qui avait remplacé Adamsberg, Louis l’aurait volontiers déminé, ou tout au moins balancé au loin, en tous les cas ailleurs que dans l’ancien bureau d’Adamsberg où on passait avant de bons moments, des moments tranquilles, et des moments intelligents.