— Qui était l’homme du train ?
L’ingénieur essuya son visage sous la pluie. Il était contrarié, agacé.
— Ça n’a pas de sens, répéta-t-il, c’est de la voltige, pas autre chose. Jamais Lina…
— L’homme du train ?
— Darnas, lança Sevran.
Louis resta figé sous la pluie pendant que, mécontent, l’ingénieur s’en allait.
Là-bas, devant le porche, le curé amenait doucement Jean, et Guerrec s’approchait. Jean tenait son visage dans ses mains et hurlait dès qu’on le touchait.
Louis repassa à l’hôtel pour changer ses fringues trempées. La grosse figure de Darnas occupait le devant de ses yeux. Darnas il y a douze ans, moins gras, très riche, et le mari de Lina, accroché mais âgé, mais impécunieux, on fait l’échange. Ensuite, quelque chose dérape. C’est Pauline qui emporte Darnas et Sevran qui épouse Lina. Le rôle de Pauline là-dedans ? Louis serra un peu Bufo dans sa poche.
— Ça va mal, mon vieux, lui dit-il, on y pensera dans le train.
Il ramassa un billet que lui avait glissé Marc. Marc avait un sérieux penchant pour les petits mots.
« Fils du Rhin.
J’ai emmené le chasseur-cueilleur voir la Machine à rien. Ne laisse pas ton crapaud faire le con dans la salle de bains, etc. Marc. »
Louis passa par la machine. Devant le regard impassible de Mathias, Marc courait de la manivelle au levier et remettait les messages à Mathias. Marc le vit et vint à sa rencontre. Mathias resta près du socle de la machine, l’œil fixé à terre.
— Je fais un saut à Rennes, dit Louis, des bouquins à consulter. Je rentre ce soir. Quand vous aurez fini avec les oracles, gardez un œil toute la journée sur la maison Sevran et la maison Darnas, c’est possible ?
— Darnas ? dit Marc.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Ça cafouille. En tous les cas, et Darnas, et Pauline ont quitté le café après la boule 7 et y sont repassés avant mon départ. Ça cafouille, je te dis. Pense à Gaël, surveille tout le monde. Qu’est-ce que fout Mathias ? Il guette une taupe ?
Marc se retourna et regarda Mathias qui, à présent accroupi, examinait l’herbe sans bouger.
— Oh… ça lui arrive tout le temps, ne t’en fais pas, c’est normal chez lui. Je t’ai dit, très braqué comme type, les archéologues sont comme ça. Un pissenlit de travers, et ça y est, ça le chiffonne, il croit qu’il y a un silex dessous.
Louis descendit à Rennes à trois heures, il fallait faire vite, il était inquiet. Il espérait que Marc avait réussi à laisser tomber les oracles de la machine et que Mathias avait pu s’arracher à ses soupçons archéologiques. Il voulait qu’ils surveillent.
28
Louis occupa le voyage du retour à aller mouiller Bufo dans les toilettes du train — le wagon était sec, surchauffé et défavorable aux amphibiens —, à changer de place et à observer, en levant les yeux, ce qui se reflétait dans le porte-bagages vitré qui courait au plafond du wagon ; et à reprendre des pensées que son passage à la bibliothèque de Rennes avait tordues dans un autre sens. Sans l’ombre d’une preuve, il ne pouvait viser directement au but. Il allait falloir faire ça par la bande, une partie de billard à trois boules réellement délicate. Comment avait dit ce type au Café de la Halle ? « Le billard français, c’est plus franc, tu sais tout de suite que t’es con », quelque chose comme ça. Évidemment. Le tout est de ne pas rater la manœuvre. Il s’endormit profondément une heure avant Quimper.
Il ne vit Marc qu’à la dernière minute, tout en noir dans l’obscurité de la place de la gare. Ce type avait le don d’apparaître devant vous à n’importe quel instant et de vous refiler son agitation si on n’y prenait pas garde.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda Louis. Tu ne surveilles pas ?
— Mathias est à l’affût devant chez les Sevran et les Darnas dînent chez le maire. Je suis venu te chercher, c’est aimable, non ?
— Bien, dis-moi ce qui se passe mais je t’en prie, résume-toi.
— Lina Sevran s’apprête à se faire la malle en douce.
— Tu es sûr ?
— J’ai escaladé le toit de la maison d’en face et j’ai regardé. Une petite valise, un sac à dos, elle ne prend que le strict nécessaire. Quand Sevran est sorti, elle a filé se commander un taxi pour demain six heures. Je peux dilater ou je continue à résumer ?
— Cherche un taxi, dit Louis. Faut qu’on se grouille. Où est Guerrec ?
— Il a emmené Jean en garde à vue et le curé fait la gueule. Cet après-midi, Guerrec était auprès de Gaël, toujours pareil. Mathias a bien travaillé sur son site archéologique…
— Vite, cherche un taxi.
— Je te parlais du site de Mathias, merde.
— Mais bon sang ! dit Louis en s’agitant à son tour, tu ne peux donc pas trier les urgences ? Qu’est-ce que tu veux que j’en foute, du site archéologique de Mathias ? Qu’est-ce que tu veux que j’en foute si vous êtes cinglés tous les deux ?
— T’as de la chance que je sois le bon type qui te prête sa jambe et sa patience, mais il n’en reste pas moins que le site de Mathias, c’est une tombe. Et si tu veux que je résume, que je compacte, c’est la tombe de Diego creusée à faible profondeur, le corps couvert par un lit de cailloux et le tout scellé par deux des pieds de la colossale Machine à rien. C’est comme ça.
Louis tira Marc à l’écart de la sortie de la gare.
— Explique-toi, Marc. Vous avez ouvert ?
— Mathias n’a pas besoin d’ouvrir la terre pour savoir ce qu’il y a dessous. Un rectangle d’orties qui ne poussent pas comme les autres et ça lui suffit. Le rectangle tombal est coincé sous la Machine à rien, je te dis. Machine à rien, mon œil. Ça m’étonnait aussi qu’un gars comme Sevran se soit crevé pour zéro, ce n’est pas son profil. Avec l’ingénieur, il faut que tout serve. Je sens les gars qui ont le goût de l’inutile, on repère toujours ses pareils. Lui, il a le sens exaspéré de l’utile. Alors, sa machine, elle sert diablement bien à quelque chose. À coincer la tombe de Diego, deux pieds de fer par-dessus et on n’y touche plus. Je me suis renseigné à la pause bouffe auprès du maire. C’est à cet endroit qu’on devait installer la grande surface. Tu imagines les dégâts en creusant les fondations ? Mais Sevran a proposé une grande machine, c’est lui qui a convaincu le maire, c’est lui qui a déterminé l’emplacement exact dans le sous-bois. Pour l’amour de l’art, on a déplacé l’installation de la grande surface de cent vingt mètres en arrière. Et Sevran a monté sa machine sur la tombe.
Satisfait, Marc traversa la place en flèche pour arrêter un taxi. Louis le regarda courir en se mordant la lèvre. Bon sang, pour la machine, il n’avait pas été clairvoyant. Marc avait entièrement raison, Sevran n’était en aucun cas un homme de l’inutile. Un piston doit pistonner, un levier lever, et une machine servir.
29
Ils arrêtèrent le taxi à cinquante mètres de chez les Sevran.
— Je ramasse Mathias, dit Marc.
— Où est-il ?
— Là, planqué, la masse noire sous la masse noire dans la masse noire.
En plissant les yeux, Louis distingua le grand corps replié du chasseur-cueilleur qui guettait la maison sous la pluie fine. Avec ce type à l’affût devant la porte, on ne voit pas comment on aurait pu se tirer.
Louis s’approcha de la porte et sonna.
— C’est ce que je craignais, ils ne vont pas répondre, Mathias, enfonce une porte-fenêtre.