— Et vous lui parlez ?
L’inspecteur hésita.
— Un peu, dit-il.
— Il n’y a pas de mal. On se parle beaucoup, Bufo et moi. Il est gentil. Un peu con, mais on ne peut pas lui demander de refaire le monde, n’est-ce pas ?
Lanquetot soupira. Il ne savait plus trop où il en était. Envoyer ce type et son crapaud dehors, c’était prendre un risque, il avait l’air de savoir des trucs. Le garder ici ne servirait à rien, c’était Paquelin qu’il voulait voir. Tant qu’il ne le verrait pas, il alignerait connerie sur connerie en semant des miettes dans tout le commissariat. Mais l’envoyer à Paquelin, avec son histoire de pied de porc, c’était prendre un risque aussi, une engueulade certaine. À moins que ce type ne tente d’emmerder Paquelin, et cela, ça valait le coup, ça le soulagerait. Lanquetot leva les yeux.
— Vous ne finissez pas votre sandwich ?
— J’attends d’être chez Paquelin, c’est une arme stratégique. Évidemment, on ne peut pas l’utiliser toutes les heures, faut avoir faim.
— Votre nom, c’est quoi ? Le vrai, j’entends…
Kehlweiler jaugea l’inspecteur. Si ce type n’avait pas changé, s’il était resté fidèle à la description que lui en avait faite Adamsberg, on pouvait y aller. Mais parfois, sous une nouvelle férule, on peut y prendre goût, pencher et changer. Kehlweiler misa sur le visage.
— Kehlweiler, répondit-il, Louis Kehlweiler, voici mes papiers.
Lanquetot hocha la tête. Il connaissait.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Paquelin ?
— J’espère sa retraite anticipée. Je veux lui offrir une affaire qu’il refusera. S’il l’accepte, tant pis pour moi. S’il la refuse, ce sur quoi je compte, je me débrouillerai seul. Et si cette affaire me mène quelque part, je le mettrai en difficulté pour négligence.
Lanquetot hésitait toujours.
— Pas question de vous mouiller, dit Louis. Je vous demande seulement de m’amener jusqu’à lui et de jouer l’imbécile. Si vous pouviez assister à notre entretien, cela ferait un témoignage, si besoin.
— Ça, c’est facile. Il suffit de vouloir s’en aller pour que Paquelin vous ordonne de rester. Cette affaire, c’est quoi ?
— Il s’agit d’un petit rien inusité, cafouilleux et très intéressant. Je pense que Paquelin me jettera dehors avant d’en avoir saisi toute l’importance. Paquelin n’entend rien aux cafouillis.
Lanquetot décrocha son téléphone.
— Commissaire ? Oui, je sais, beaucoup de boulot. Mais j’ai là dans le couloir un gars un peu spécial qui insiste pour vous voir… Non, ce serait plus avisé de le recevoir… il a de la monnaie d’échange… assez louche… oui, la cage… il en a parlé… Possible qu’il cherche des poux, possible qu’il crâne, mais je préfère que vous le testiez vous-même. Ça devrait aller, il n’a même pas ses papiers. C’est entendu, je vous le monte.
Lanquetot ramassa les papiers de Kehlweiler et les fourra dans sa poche.
— On y va. Je vais vous malmener un peu en vous poussant dans son bureau, pour le réalisme.
— Je vous en prie.
Lanquetot jeta plus qu’il n’amena Kehlweiler dans le bureau du commissaire. Louis fit une grimace, le réalisme lui faisait mal à la jambe.
— Voilà le gars, monsieur le commissaire. Pas de papiers. Il change de nom toutes les deux minutes. Granville, Gravilliers, au choix. Je vous le laisse.
— Où allez-vous, Lanquetot ? demanda le commissaire.
Il avait une voix rauque, les yeux très vifs, le visage maigre et bien foutu, avec cette bouche détestable dont Louis se souvenait bien. Louis avait repris son sandwich et les miettes tombaient par terre.
— Je vais prendre un café, monsieur le commissaire, avec votre permission. Je suis éreinté.
— Vous restez ici, Lanquetot.
— Bien, monsieur le commissaire.
Le commissaire Paquelin examina Kehlweiler sans lui proposer de s’asseoir. Louis posa Bufo sur la chaise vide. Le commissaire observa la scène et ne dit pas un mot. Il était malin, Paquelin, on n’allait pas le faire exploser avec un crapaud sur une chaise.
— Alors, l’ami ? On fout son petit bordel dans la boîte ?
— C’est possible.
— Nom, prénom, nationalité, profession ?
— Granville, Louis, français, plus.
— Quoi, plus ?
— Profession : je n’en ai plus.
— C’est quoi la combine ?
— Je ne combine pas. Je suis là parce que c’est le commissariat principal, c’est tout.
— Et après ?
— Vous serez juge. Il s’agit d’une bricole qui m’embarrasse. J’ai pensé plus raisonnable de vous en informer. Ne cherchez pas plus loin.
— Je cherche où ça me plaît. Pourquoi ne pas avoir déposé auprès d’un de mes hommes ?
— Ils n’auraient pas pris la chose en considération.
— Quelle chose ?
Louis posa son sandwich à même la table du commissaire et fouilla lentement ses poches. Il en sortit une boule de papier journal qu’il déplia doucement sous son nez.
— Attention, dit-il, ça pue.
Paquelin se pencha avec réticence sur l’objet.
— C’est quoi, cette saleté ?
— C’est justement ce que je me suis demandé quand je l’ai trouvée.
— Vous avez l’habitude de ramasser tous les déchets de la terre pour les poser dans les commissariats ?
— Je fais mon devoir, Paquelin. De citoyen.
— On m’appelle monsieur le commissaire et vous le savez. Vos provocations sont dérisoires et elles font peine à voir. Alors, cette saleté ?
— Vous voyez aussi bien que moi. C’est un os. Paquelin se pencha de plus près sur le paquet. Le petit déchet était rongé, corrodé, percé de dizaines de trous d’épingle, et de couleur un peu rousse. Des os, il en avait vu, mais ça, non, ce gars se payait un canular.
— Ce n’est pas un os. À quoi jouez-vous ?
— C’est sérieux, commissaire. Moi, je pense que c’est un os, et un os humain encore. Je reconnais qu’on n’y voit plus très clair et que ce n’est pas bien gros, mais moi, je me suis dit, c’est un os. Donc, je suis venu me renseigner, savoir si c’était du boulot pour vous, si on avait signalé une disparition dans le quartier. Il vient de la place de la Contrescarpe. Parce que, voyez-vous, il a pu y avoir crime, puisque j’ai l’os.
— Mon ami, j’en ai vu des os dans ma carrière, dit Paquelin d’une voix qui grimpait. Des carbonisés, des broyés, des rissolés. Et cela, ce n’est pas de l’os humain, je vous le dis.
Paquelin prit la petite bricole dans sa grande main et l’approcha de Kehlweiler.
— Vous n’avez qu’à soupeser… C’est creux, c’est vide, c’est du vent. De l’os, ça pèse plus lourd que ça. Vous pouvez remballer.
— Je sais, j’ai soupesé. Mais il serait prudent de vérifier. Une petite analyse… un rapport…
Paquelin se balança, passa une main dans ses cheveux clairs ; c’est vrai qu’il aurait été vraiment beau type sans cette bouche détestable, saturée.
— Je vois… dit-il. Vous cherchez à me coincer, Granville, ou qui que vous soyez. On me force la main sur une enquête bidon, on me ridiculise, on s’offre un article dans la presse, on se farcit un flic… C’est mal fait, mon ami. La provocation stupide, le crapaud, le petit mystère, la grosse farce, le grotesque, le vaudeville. Trouvez une autre astuce. Vous n’êtes pas le premier ni le dernier qui tente de me piéger. Et je suis toujours aux commandes. Vu ?
— J’insiste, commissaire. Je souhaite savoir s’il y a eu une disparition dans le quartier. Récemment, hier, la semaine dernière, le mois dernier. Je miserais plutôt pour hier ou avant-hier.