— Dommage pour vous, tout est calme.
— Peut-être une disparition non encore signalée ? Les gens tardent, parfois. Faudrait que je repasse la semaine prochaine pour savoir.
— Et puis quoi encore ? Vous voulez nos listings ?
— Pourquoi pas ? dit Kehlweiler en haussant les épaules.
Il referma la boule de papier journal et l’enfonça dans sa poche.
— Alors, décidément, c’est non ? Ça ne vous intéresse pas ? Tout de même, Paquelin, je vous trouve bien négligent.
— Ça suffit ! dit Paquelin en se levant.
Kehlweiler sourit. Enfin, le commissaire déraillait.
— Lanquetot, fous-moi ça à la cage ! murmura Paquelin. Et fais-lui cracher son identité.
— Ah non, dit Kehlweiler, pas la cage. C’est impossible, je suis pris ce soir, j’ai un dîner.
— La cage, répéta Paquelin avec un geste bref à l’adresse de Lanquetot.
Lanquetot s’était levé.
— Vous permettez ? demanda Kehlweiler. Je téléphone à ma femme pour la prévenir. Si, Paquelin, c’est mon droit.
Sans attendre, Kehlweiler avait attrapé le téléphone et composé le numéro.
— Poste 229, je vous prie, oui, personnel et urgent. De la part de Ludwig.
Assis d’une fesse sur le bureau de Paquelin, Louis regardait le commissaire qui, debout lui aussi, avait posé ses deux poings sur la table. De belles mains, dommage cette bouche, vraiment.
— Ma femme est très occupée, lui précisa Louis. Ça va demander un moment. Ah non, la voilà… Jean-Jacques ? C’est Ludwig. Dis-moi, j’ai là un petit différend avec le commissaire Paquelin du 5e, oui, lui-même. Il souhaite me foutre au trou parce que je m’informais sur une éventuelle disparition dans le quartier… C’est cela, je t’expliquerai. Arrange-moi ça, tu serais gentil. C’est entendu ! je te le passe…
Louis tendit aimablement le récepteur au commissaire.
— Pour vous, commissaire, une communication du ministère de l’intérieur. Jean-Jacques Sorel.
Pendant que Paquelin prenait le récepteur, Louis s’épousseta et remit Bufo dans sa poche. Le commissaire écouta, dit quelques mots, et raccrocha doucement.
— Votre nom ? demanda-t-il à nouveau.
— Commissaire, c’est tout de même à vous de savoir à qui vous avez affaire. Je sais bien qui vous êtes, moi. Alors, bien réfléchi ? Vous ne voulez pas vous charger de la bricole ? Collaborer ? Me donner vos listes ?
— Joli coup monté, n’est-ce pas ? dit le commissaire. Et avec l’aide des planqués de l’intérieur… Et c’est tout ce que vous avez trouvé pour tâcher de m’enfoncer ? Vous me prenez vraiment pour un con ?
— Non.
— Lanquetot, emmenez-moi ça dehors avant que je ne lui fasse bouffer son crapaud.
— Personne ne touche à mon crapaud. C’est fragile comme bête.
— Tu sais ce que j’en fais de ton crapaud ? Tu sais ce que j’en fais des types comme toi ?
— Mais bien sûr que je le sais. Tu ne voudrais pas que je parle devant tes subordonnés ?
— Tirez-vous.
Lanquetot redescendit les marches derrière Kehlweiler.
— Je ne peux pas vous rendre vos papiers maintenant, chuchota Lanquetot. Il peut vous surveiller.
— Disons vingt heures, métro Monge.
Lanquetot remonta chez Paquelin aussitôt après s’être assuré que Louis Kehlweiler était dans la rue. Le patron avait un peu de sueur sur la lèvre. Il mettrait deux jours à se calmer.
— Vous avez entendu ça, Lanquetot ? Pas un mot à personne dans la boutique. Et qu’est-ce qui me prouve que c’est bien Jean-Jacques Sorel que j’ai eu au fil, après tout ? On peut vérifier, appeler le ministère…
— Certes, monsieur le commissaire, mais si c’était Sorel, cela fera du vilain. Il n’a pas bon caractère.
Paquelin se rassit lourdement.
— Vous étiez dans le quartier avant moi, Lanquetot, avec ce déglingué d’Adamsberg. Vous avez déjà entendu parler de ce gars ? « Ludwig », ou Louis Granville ? Ça vous dit quelque chose ?
— Rien du tout.
— Filez, Lanquetot. Et vous vous souvenez ? Pas un mot.
Lanquetot retrouva son bureau en transpirant. Pour commencer, vérifier les disparitions dans le 5e.
5
Lanquetot fut ponctuel. Louis Kehlweiler était déjà accoudé à la balustrade de l’entrée du métro. Il tenait son crapaud dans la main, il avait l’air d’avoir une conversation soutenue et Lanquetot n’osa pas l’interrompre. Mais Louis l’avait vu, il se tourna et lui sourit.
— Voilà vos papiers, Kehlweiler.
— Merci, Lanquetot, c’était parfait. Mes excuses à vos subordonnés.
— J’ai contrôlé toutes les disparitions dans le 5e arrondissement. J’ai même fait le 6e, le 13e enfin, tout le limitrophe. Rien. Personne n’a signalé quoi que ce soit. Je vais voir les autres arrondissements.
— Sur quelle période avez-vous contrôlé ?
— Tout le mois dernier.
— Cela devrait suffire. À moins d’un hasard exceptionnel, je vois ça plutôt hier ou dans les trois quatre derniers jours. Et pas loin de la Contrescarpe. Ou alors carrément ailleurs.
— Qu’est-ce qui vous rend si sûr ?
— Mais la bricole, Lanquetot, la bricole… Je l’ai honnêtement apportée à votre patron. Et s’il était moins braqué, il aurait douté, il aurait réfléchi et il aurait fait son boulot. J’ai joué le jeu, je n’ai rien à me reprocher et vous êtes témoin. Il ne fait pas son boulot ? C’est tant mieux, je m’en charge, avec sa bénédiction et son pied au cul, c’est ce que je voulais.
— La bricole… C’est de l’os ?
— De l’os humain, mon vieux. J’ai fait vérifier tout à l’heure au Muséum.
Lanquetot se rongea un ongle.
— Je ne comprends pas… Ça ne ressemblait à rien. Quel os ?
— Une dernière phalange de pouce de pied. Droit ou gauche, c’est impossible à savoir, mais probablement une femme. Faut chercher une femme.
Lanquetot tourna un peu sur la place, les mains croisées dans le dos. Il avait besoin de réfléchir.
— Mais ce pouce, reprit-il, ça pourrait venir… d’un accident ?
— Improbable.
— Ce n’est pas normal, un os de pouce sur une grille d’arbre.
— C’est ce que je pense.
— Comment aurait-il atterri là ? Et si c’était du cochon ?
— Non, Lanquetot, non. C’est de l’homme, on ne va pas revenir là-dessus. Si vous êtes sceptique, on fait une analyse. Mais même Bufo est d’accord, c’est de l’homme.
— Merde, dit Lanquetot.
— Vous y êtes, inspecteur.
— Où ça ?
— À la vérité. Comment l’os est-il venu là ?
— Et comment voulez-vous que je le sache ?
— Attendez, dit Kehlweiler, je vais vous montrer un truc. Vous voulez bien me tenir Bufo ?
— Avec plaisir.
— Bon, tendez la main.
Louis sortit une bouteille d’eau de son sac et mouilla la main de Lanquetot.
— C’est pour Bufo, expliqua-t-il, on ne peut pas le tenir à main sèche. Au bout d’un moment, il en a marre, il a trop chaud, cela ne lui vaut rien. Voilà. Attrapez Bufo entre le pouce et l’index, assez fermement, parce qu’il ne vous connaît pas. Pas trop fort, hein ? J’y tiens, moi, à ce type. C’est le seul gars qui me laisse causer sans m’interrompre et qui ne me demande jamais de comptes. Bon, à présent, regardez.
— Dites, l’interrompit Lanquetot, c’était vraiment Sorel que vous avez appelé à l’Intérieur ?