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— Mais non, mon vieux… Sorel est trop isolé, il ne peut plus se permettre de me couvrir ouvertement. C’est un ami qui me tient le rôle, il était prévenu.

— C’est un coup de salaud, murmura Lanquetot.

— Assez, oui.

Louis défroissa une fois de plus la boule de papier journal et prit l’os délicatement.

— Vous voyez, Lanquetot, c’est bouffé, attaqué.

— Oui.

— Et tous ces petits trous, vous les voyez ?

— Oui, bien sûr.

— Alors, vous comprenez d’où ça sort, maintenant ?

L’inspecteur secoua la tête.

— Du ventre d’un chien, Lanquetot, du ventre d’un chien ! C’est de l’os digéré, vous saisissez ? C’est l’acide qui fait ces trous-là, il n’y a aucun doute là-dessus.

Louis rangea l’os et reprit le crapaud.

— Viens, Bufo, on va marcher un peu, toi, moi et l’inspecteur. L’inspecteur est un nouveau copain. Tu as vu ? Il ne t’a pas fait mal, hein ?

Louis se tourna vers Lanquetot.

— Je lui parle comme ça parce qu’il est un peu con, je vous l’ai déjà expliqué. Faut être simple avec Bufo, n’utiliser que les notions de base : les gentils, les méchants, la bouffe, la reproduction, le sommeil. Il ne sort pas de là. Parfois, je tente des discours un peu plus ardus, philosophiques même, pour lui éveiller l’esprit.

— L’espoir fait vivre.

— Il était beaucoup plus con quand je l’ai eu. Plus jeune aussi. Marchons, Lanquetot.

6

Louis fit le parking, les entrées d’immeubles, les cafés. Il faisait nuit maintenant. Alors, le métro. Elle n’allait pas aller bien loin, elle n’aimait pas sortir de son périmètre. Quand il la vit sur le quai, station gare d’Austerlitz, il sentit quelque chose s’apaiser dans son ventre. Il la regarda de loin. Marthe faisait mine d’attendre la dernière rame. Et pour combien de temps serait-elle capable de faire mine ?

En tirant sa jambe raide, il avait trop marché, il parcourut la longueur du quai et se laissa tomber sur le siège à côté d’elle.

— Alors, ma vieille, pas encore rentrée ?

— Tiens, Ludwig, tu tombes bien, t’aurais pas un clope ?

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

— Je flânais, tu vois. J’allais repartir.

Louis lui alluma sa cigarette.

— Bonne journée ? demanda Marthe.

— J’ai emmerdé quatre flics d’un coup, il y en avait trois qui n’y étaient pour rien. Je compte les doubler, avec leur bénédiction.

Marthe soupira.

— Très bien, dit Louis, j’ai été médiocre, crâneur, je les ai nargués, et un peu humiliés. Mais c’était amusant, que veux-tu, si amusant.

— Tu leur as fait le coup des ancêtres ?

— Bien sûr.

— Dans une autre vie, faudra que tu penses à rectifier des choses. Faudra que tu puisses t’amuser sans que ça retombe n’importe où.

— Dans une autre vie, ma vieille Marthe, faudra faire des grands travaux. Reprise des fondations, gros œuvre, ravalement. Tu y crois aux autres vies ?

— Pas du tout.

— Je voulais acculer Paquelin à la faute, fallait bien grimper sur les autres pour atteindre son bureau.

Bon, se dit Louis, entendu, on n’allait pas rester là-dessus toute la nuit, et il s’était bien amusé à peu de frais. Il n’y a pas beaucoup de marge avec des gars comme Paquelin.

— Tu as réussi, au moins ?

— Pas mal.

— Paquelin, c’est le beau gosse, blond, maigrichon, la vraie teigne ?

— C’est lui. Il gifle les filles, il tord les couilles des prévenus.

— Bon, je me doute que tu ne l’as pas taillé en seize. Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Qu’il décarre de là, c’est tout ce que je veux.

— T’as plus les moyens d’avant, Ludwig, oublie pas. Enfin, ça te regarde. Vincent a cliché le gars du 102 et il l’a suivi.

— Je sais.

— On peut rien t’apprendre, alors ? Moi, j’aime bien apporter des renseignements.

— Je t’écoute. Renseigne-moi.

— Ben, ça y est. Je t’ai tout dit.

— Et sur ta piaule, tu m’as tout dit ?

— De quoi je me mêle ?

Marthe tourna la tête vers Kehlweiler. Ce type, c’était un ruban à mouches. Toutes les informations venaient lui coller dessus sans qu’il ait à lever le petit doigt. C’était un gars comme ça, tout le monde venait lui raconter ses salades. C’était infernal, à la longue.

— Prends une mouche, par exemple, dit Marthe.

— Oui ?

— Non, laisse tomber.

Marthe reposa son menton dans ses mains. La mouche, elle croit qu’elle va traverser la pièce sans se faire repérer, sereine. Elle va donner droit dans Ludwig, elle se colle dessus. Ludwig lui extirpe doucement ses informations, merci, et il la libère. Il était tellement ruban à mouches qu’il en avait fait sa profession, qu’il ne savait même plus faire autre chose. Réparer une lampe, par exemple, ce n’était pas la peine de lui demander, il était nul. Non, il ne savait que savoir. Sa grande armée lui racontait tout ce qui se passait, depuis les broutilles les plus insignifiantes jusqu’aux plus pesantes, et une fois qu’on était dans ce tourbillon, difficile d’en sortir. Aussi, il l’avait bien cherché.

Ludwig disait qu’il ne faut jamais juger une broutille sur sa mine. Qu’on ne sait jamais, qu’elle peut en cacher une autre. Et sa vocation à lui, c’était de les trouver, si ça valait le coup. Et pourquoi cette frénésie, mystère. Encore que Marthe avait son idée là-dessus. Jusqu’à ce qu’il crève, Louis courserait les exterminateurs, que l’exterminateur en écrase un seul ou mille. Oui, mais pour sa piaule, de quoi je me mêle ? On a sa fierté. Elle s’était dit qu’elle trouverait une solution, et maintenant, non seulement il n’y avait pas de solution en vue, mais Ludwig savait. Qui avait été lui raconter ça ? Qui ? Mais n’importe quel type de son armée de loquedus.

Marthe haussa les épaules. Elle regarda Louis, qui, patient, attendait. De loin, personne n’aurait rien dit de spécial de lui. Mais, de près, disons à quatre-vingts centimètres, tout chavirait. Fallait pas chercher très loin pour savoir pourquoi tout le monde venait tout lui raconter. Disons qu’à un mètre cinquante, deux mètres disons, Louis avait une tête de savant inflexible, inabordable, comme les gars dans les manuels d’histoire. À un mètre, on n’était plus aussi sûr de son affaire. Plus on approchait, pire ça basculait. L’index qu’il vous posait doucement sur le bras pour poser une question, ça vous tirait les paroles tout seul. Avec Sonia, ça n’avait pas marché, quelle gourde. Elle aurait dû rester avec lui toute sa vie, non, pas toute sa vie parce que de temps à autre il faut absolument manger, par exemple, enfin, elle se comprenait. Peut-être que Sonia n’avait pas regardé de près, Marthe ne voyait pas d’autre solution. Ludwig, il se trouvait moche, vingt ans qu’elle lui expliquait le contraire, mais il se trouvait très moche quand même et tant mieux pour lui si des femmes se trompaient, il disait. C’est un monde d’entendre ça, elle qui avait connu des centaines d’hommes et qui n’en avait aimé que quatre, c’est dire si elle avait du jugement.

— Tu rumines ? demanda Louis.

— Tu veux du poulet froid ? Il m’en reste dans mon sac.

— J’ai dîné avec l’inspecteur Lanquetot.

— Le poulet, il va être perdu.

— Tant pis.

— Il n’y a pas d’exemple qu’on ait jeté du poulet froid.

Marthe avait le don déconcertant d’énoncer de brusques maximes à propos de rien. Louis aimait ça. Il avait une bonne collection de phrases de Marthe, et il s’en était souvent servi.