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— Mes amis, commence-t-il en plongeant son regard dans la constellation d’yeux ronds et dépareillés qui lui fait face, j’ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre.

Quelle barbe que les Tosoks aient un visage aussi peu expressif ! Il n’est pas encore entraîné à décrypter les ondulations de leur toupet.

— Clete est mort.

Un silence de plusieurs secondes suit cette annonce.

— Est-il fréquent que les humains décèdent sans signes avant-coureurs ? demande enfin Kelkad. Il semblait en bonne santé.

— Ce n’est pas une mort naturelle, explique Frank. Il a été assassiné.

Les sept ordinateurs de poche ont bipé quasi simultanément.

— Assassiné, répète Frank. C’est-à-dire qu’il a été tué par un autre être humain.

Kelkad fait alors entendre un bruit que son ordinateur traduit par : « Oh ! »

Chapitre 7

— On dirait que ça se corse, annonce l’inspecteur Perez en franchissant le seuil d’un bureau somptueux, au dix-septième étage du palais de justice du comté de Los Angeles.

— Oui ?

Le District Attorney Montgomery Ajax lève les yeux du plateau en verre de sa table de travail – impeccable, comme il se doit.

— J’aimerais parcourir avec vous le rapport sur le meurtre de Calhoun.

Les cheveux argentés et les yeux pâles d’Ajax contrastent vivement avec son bronzage – un bronzage qui doit moins au soleil de la Californie qu’à celui des Bahamas.

— Quelque chose vous chiffonne ? demande-t-il.

— Plutôt, oui.

Perez dépose sur le bureau la photo d’une trace sanglante en forme de U sur un tapis gris.

— Qu’est-ce que c’est ? Un sabot de cheval ?

— Au départ, on n’en savait fichtre rien. J’ai pensé à la marque d’un talon, mais le labo a dit non. Mais voyez un peu ceci…

Perez place auprès du premier cliché la photo en noir et blanc, découpée dans un journal, de l’empreinte du pied de Kelkad devant le Mann’s Chinese Théâtre. Les dessins sont quasiment identiques.

— Dieu tout-puissant ! s’exclame Ajax.

— Comme vous dites.

— Y a-t-il moyen de savoir quel Tosok a laissé cette empreinte ?

— C’est possible, même si elle n’est pas très nette.

— Disposez-vous d’autres indices qui permettent d’incriminer un Tosok ?

— Eh bien, la jambe de Calhoun a été sectionnée avec un outil extrêmement tranchant. Le muscle n’a pas été comprimé et la lame ne paraît pas avoir buté sur l’os. Elle a tranché net l’artère fémorale, ce qui fait que Calhoun a été proprement saigné à blanc.

— Puis ?

— Les gars du labo ne voient pas quel outil humain aurait pu faire ça. L’abdomen aussi semble avoir été ouvert à l’aide d’un instrument. Mais les côtes… On dirait qu’elles ont été écartées à mains nues. Leurs arêtes étaient aussi tranchantes qu’un rasoir. D’ailleurs, Feinstein a recueilli sur l’une d’elles une substance chimique qu’il n’a pu identifier et qui pourrait bien être du sang tosok.

— Entendu. Mais l’assassin devait être couvert de sang humain (Ajax a eu l’occasion d’examiner les clichés pris sur le lieu du crime). Si le coupable est un Tosok, il a fallu qu’il se nettoie d’une manière ou d’une autre.

— J’y ai pensé. -Et… ?

— Je les ai tous interrogés aujourd’hui. L’un d’eux était différent de ceux qu’on a vus à la télé. Vous vous rappelez qu’ils étaient tous bleus ou gris de peau ?

Ajax fait un signe de tête affirmatif.

— Eh bien, celui-là brillait comme l’argent.

— Comme s’il s’était frotté au détergent ?

— Mieux. On m’a dit qu’il avait changé de peau.

— Comme un serpent ?

— Tout juste.

Le DA paraît s’abîmer dans ses réflexions, puis il reprend d’un ton pondéré :

— Il peut s’agir d’une mise en scène. Calhoun n’avait pas que des amis, savez-vous.

— Dans ce cas, c’est forcément un des autres savants qui a fait le coup. Personne de l’extérieur ne pouvait pénétrer dans la résidence.

— Exact, acquiesce Ajax. Vous seriez bien inspiré d’enquêter sur eux. Commencez par Smathers, ajoute-t-il après une pause.

— Smathers ?

— Dernièrement, Calhoun l’a mis plus bas que terre lors d’une émission télé. Le genre de trucs qui vous restent sur le cœur.

— Je m’en occupe.

— Surtout, n’omettez aucun détail. Si je dois inculper un extraterrestre, je veux pouvoir m’appuyer sur un dossier en béton.

Frank traverse à pied le campus de l’USC. En passant près du Von KleinSmid Center, il accorde un regard distrait à la tour qui se dessine à travers le portique, surmontée d’un globe grillagé de deux cents kilos. On dirait un monde dévasté, réduit à son squelette.

Frank a l’expérience des mondes dévastés : cela fait cinq ans qu’il est divorcé et sa fille de douze ans vit dans le Maryland avec son ex-femme.

Dans trois jours, ce sera Noël – cela explique que le campus soit désert. Étant originaire de Canandaigua, dans l’État de New York, Frank associe naturellement l’hiver à la neige et à un froid glacial. Mais le chemin qu’il suit pour l’heure est bordé de palmiers et il a presque trop chaud dans son coupe-vent noir avec le logo de la NASA dans le dos.

En général, Frank déteste Noël – Maria n’est jamais là pour le fêter avec lui. Mais il se faisait une joie de vivre celui-ci avec Clete (lui non plus n’avait pas de famille). Il avait commandé au Franklin Mint un trio de vaisseaux spatiaux en étain (une reproduction de l’Enterprise, un vaisseau de guerre Klingon et un Oiseau de Proie romulien) dans l’intention de lui en faire cadeau. Il lui en avait coûté six cents dollars -une folie, mais quel plaisir il avait eu à les choisir.

Et maintenant…

Il fait encore quelques mètres avant de comprendre ce qui lui arrive. S’il faisait un vrai temps de saison, son haleine s’échapperait en panaches tremblotants. Mais là, dans ce décor presque obscène de palmiers décorés de guirlandes lumineuses, ses sanglots demeurent invisibles.

Son amitié avec Clete datait de vingt ans, du temps où ils poursuivaient leurs études à l’université.

Bon Dieu… C’est fou ce qu’il peut lui manquer.

Avisant un banc sous un palmier, il s’y laisse tomber et cache son visage dans ses mains.

Tu parles d’un joyeux Noël ! songe-t-il avant de se remettre à pleurer.

Trois heures plus tard, Perez est de retour chez Ajax.

— J’en ai appris de bien bonnes sur Smathers, annonce-t-il.

— J’écoute.

— Quand PBS a décidé de produire une nouvelle série d’émissions sur l’astronomie, ils savaient qu’ils auraient du mal à dégoter une pointure comme Cari Sagan. Au départ, ils ont hésité entre Cletus Calhoun et Packwood Smathers.

— Qu’est-ce qui a fait pencher la balance en faveur du premier ?

— Là-dessus, les avis divergent. À en croire un des directeurs que j’ai interrogés, c’est son côté « brave gars bien de chez nous ». À l’époque, PBS était dans le collimateur du Congrès. On les accusait d’être trop élitistes. Alors, ils ont fait en sorte d’apparaître plus populaires, afin de sauver le peu qui restait de leurs subventions.