— Objection ! proteste Wong.
— D’accord. Avez-vous…
— Je veux bien répondre, dit la jurée 209. Oui, j’ai le sentiment de m’être exprimée en toute franchise.
— Pourtant, vous saviez que la Cour exigeait de vous la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ?
— Excusez-moi, mais depuis le début du procès, il m’est apparu que ce n’était que des mots. Maître Rice aussi bien que maître Ziegler n’hésitent pas à couper la parole aux témoins chaque fois que ceux-ci en disent plus qu’ils n’aimeraient que le jury en entende. D’après ce que j’ai pu voir et entendre, la Cour souhaite des réponses précises à des questions précises. Je n’ai fait que me conformer à son désir.
— Aviez-vous une raison spéciale de vouloir faire partie de ce jury ?
— Objection ! Encore une fois, vous ne pouvez obliger ma cliente à témoigner contre elle-même.
— C’est bon, c’est bon. Jurée 209, je ne vous cache pas que vous m’avez grandement déçue. Dès à présent, vous ne faites plus partie du jury.
— S’il vous plaît, ne faites pas cela.
— Vous ne m’avez pas laissé le choix. Estimez-vous heureuse que je ne vous fasse pas poursuivre pour outrage à la Cour. Mon adjoint, Mr Harrison, va vous reconduire chez vous. Nous ferons en sorte que vous soyez rentrée avant que les journalistes n’aient vent de ceci, mais j’imagine qu’ils seront tous après vous d’ici ce soir. Je n’ai pas le pouvoir de vous intimer le silence, toutefois je vous demande de réfléchir à l’impact que pourrait avoir la moindre de vos déclarations à la presse. Vu ? Je déclare que vous êtes révoquée.
Le juge Pringle laisse échapper un soupir puis elle se tourne vers les avocats :
— Nous allons maintenant procéder au choix d’un juré suppléant. Je veux vous voir dans la salle d’audience dans (elle jette un coup d’œil à sa montre), disons, vingt minutes.
Les avocats se lèvent et sortent l’un à la suite de l’autre. Sitôt dans le couloir, Frank se faufile aux côtés de Dale :
— Ça arrive souvent ?
— Que des gens tentent d’infiltrer un jury pour prêcher leur propre évangile ? C’est plus fréquent dans ce type de procès, avec un fort pool de jurés. Evidemment, il n’est pas question de se porter volontaire. Mais plus le nombre de personnes convoquées est élevé, plus on a de chances de tomber sur quelqu’un de réellement motivé.
Frank attend que Ziegler se soit éloignée pour demander :
— Cette femme… Elle aurait roulé pour nous, non ?
— C’est probable. Une vraie fada des aliens… De toute manière, elle va être remplacée par un des suppléants.
— Espérons qu’il ne sera pas fou, mais qu’il nous soutiendra quand même. Qu’est-ce qu’il y a ? ajoute-t-il comme Dale laisse échapper un grognement.
— Je ne sais toujours pas quoi faire des informations fournies par le docteur Hernandez, répond Dale en baissant la voix. Mais si ça se trouve, après ce coup-là, il n’y aura plus que les fous pour nous soutenir.
Durant une fraction de seconde, le visage de Frank exprime la plus vive désapprobation, puis il finit par acquiescer :
— C’est possible, en effet.
Chapitre 30
En entrant dans la salle d’audience, Dale cherche le nouveau juré du regard. Certes, il était présent dès le premier jour, mais en tant que simple suppléant. L’homme, de race asiatique, paraît entre vingt-cinq et trente ans. Rien dans son expression n’indique de quel côté penchera son vote. Dale le gratifie d’un sourire chaleureux, un sourire qui veut dire : « Faites-moi confiance ; on est tous dans le même bateau. »
Ça ne peut pas faire de mal…
La journée a été consacrée à l’audition de témoins secondaires et à débattre d’obscurs points de droit. Il est plus de vingt et une heures quand Dale regagne son domicile, exténué de fatigue. Cela lui arrive de plus en plus fréquemment – il n’y a rien à faire : on ne triche pas avec l’âge.
Il y a des années de ça, comme on venait de lui décerner le prix de l’« avocat de l’année », Dale s’est vu demander par un reporter s’il était « fier désormais d’être un Afro-Américain ». Dale lui avait lancé un regard meurtrier, de ceux qu’il réserve habituellement aux policiers qui mentent durant les interrogatoires.
— J’ai toujours été fier d’être un Afro-Américain.
En réalité, le statut d’Afro-Américain n’offre pas tant d’avantages que cela. Au restaurant, Dale est habitué à ce que la serveuse intervertisse sa commande avec celle de l’unique autre client noir présent dans la salle. Les Blancs n’arrêtent pas de le confondre avec d’autres hommes souvent beaucoup plus jeunes et qui n’ont rien de commun avec lui, hormis la couleur de la peau.
Mais s’il est une occasion où il tire avantage de sa taille et de sa couleur, c’est lorsqu’il lui prend l’envie de se promener tard le soir. Même ici, à Brentwood, les gens ont peur de sortir après minuit. Dale, lui, est certain que personne ne tentera de l’agresser et puisqu’il rentre rarement chez lui avant neuf heures, il se réjouit que les rues ne lui soient pas interdites après la tombée de la nuit, ainsi qu’à tant d’autres. Bien sûr, il y a toujours des flics pour arrêter leur voiture à sa hauteur et lui demander ses papiers, pour la simple raison qu’il fait nuit, qu’il est noir et qu’il se trouve dans un quartier résidentiel, habité par une majorité de Blancs.
Dale songe au procès en marchant. Les présomptions les plus graves pèsent sur Hask : son absence d’alibi, le fait qu’il ait mué la nuit même où le meurtre a été commis, l’occasion qui lui avait été donnée peu de temps auparavant de se faire la main sur le cadavre de sa camarade décédée, la vidéo le montrant en train de manipuler un outil tranchant, peut-être l’arme du crime… Sans parler de ses réflexions comme quoi les siens avaient peut-être eu tort de renoncer tout à fait à la chasse.
Soudain, Dale voit venir vers lui un homme blanc promenant un petit chien. Sitôt qu’il l’aperçoit, l’homme change de trottoir. Dale secoue la tête avec tristesse. C’est toujours pareil… Et cela fait toujours aussi mal.
Le juge Pringle n’aurait jamais dû autoriser Stant à muer devant le jury. Peut-être tient-il là un motif suffisant pour se pourvoir en appel, dans le cas probable où le jury rendrait un verdict positif. Il ne fait aucun doute que Ziegler insistera dans son réquisitoire sur le fait que Hask et Stant étant demi-frères, leurs mues respectives auraient dû se produire à peu de temps d’intervalle. Si ça n’a pas été le cas, cela veut dire que la mue de Hask a été provoquée – et pourquoi aurait-il fait ça le jour du crime s’il n’avait pas commis celui-ci ?
Le bruit de ses pas résonne dans la nuit. Quelques chiens aboient sur son passage, invisibles derrière les hauts murs des jardins, mais il n’en a cure : un chien aboie après n’importe qui. Si Dale avait eu une vie moins remplie, il aurait volontiers goûté à la compagnie d’un chien… Ou, encore mieux, à celle d’une femme.
Dale a été fiancé alors qu’il fréquentait encore la fac, mais le temps qu’il décroche son diplôme, Kelly et lui avaient rompu. Entre-temps, elle avait compris qu’il n’y aurait jamais vraiment place pour autre chose que son travail dans sa vie. Dale pense souvent à elle. Il n’a pas la moindre idée de ce qu’elle est devenue mais, où qu’elle se trouve, il souhaite de tout cœur qu’elle soit heureuse.
Une flaque de lumière pleuvant d’un lampadaire sur le trottoir signale l’angle de la rue. Dale pénètre dans la zone éclairée et s’engage dans la voie perpendiculaire.
Au même moment, il a comme une révélation… En une seconde, les pièces du puzzle s’ordonnent dans sa tête.