— Mais Stant, lui, ne l’a pas vu ?
— C’est juste. C’est moi qui ai refermé la plaie une fois la balle extraite. Stant avait déjà quitté la salle quand on a ôté le champ.
— Quelque chose vous a-t-il intriguée pendant que vous aviez le torse de Hask sous les yeux ?
— À vrai dire, c’est toute l’anatomie tosok qui m’intriguait. En tant que médecin, j’étais absolument fascinée par ce que je découvrais.
— Certes, certes. Mais hormis la plaie causée par la balle, Hask présentait-il d’autres traces de lésions récentes ?
— Oui.
— Lesquelles ?
— J’ai remarqué trois sillons violacés et saillants sur son abdomen.
— Ces sillons vous ont-ils évoqué quelque chose ?
— Oui.
— Quoi ?
— À part la couleur, ils avaient tout l’air de cicatrices récentes.
— Quel type de cicatrices ?
— Logiquement, j’aurais parié pour des blessures mal soignées, mais…
— Pourquoi « logiquement » ?
— En général, les cicatrices d’intervention présentent de part et d’autre de minuscules points de tissu fibreux, à cause de la suture.
— Donc, il ne pouvait s’agir de cicatrices d’intervention ?
— Je suis persuadée du contraire. À en croire Stant, il y a longtemps que son peuple n’a plus recours à la suture, mais il faut bien qu’ils aient trouvé un moyen de refermer les plaies. Les incisions en question étaient parfaitement nettes, comme celles pratiquées par un scalpel. Et, à l’évidence, elles avaient été refermées d’une façon ou d’une autre.
Dale plonge la main dans un sac posé sur sa table et en tire une poupée tosok – Mattel s’est dépêché de les lancer sur le marché peu de temps après l’arrivée des aliens.
— Docteur Hernandez, en vous servant de cette poupée, sauriez-vous nous indiquer l’emplacement de ces cicatrices ?
— Certainement.
Comme elle se lève, Dale lui fait signe de ne pas bouger. S’étant approché de la barre des témoins, il lui tend la poupée ainsi qu’un marqueur violet.
— La première était ici, dit-elle en traçant une ligne verticale entre le bras ventral et la jambe gauche, dans la partie inférieure du torse. La deuxième, là, ajoute-t-elle en tirant un trait horizontal bien au-dessous de l’orifice respiratoire antérieur gauche. Et la troisième…
La dernière marque s’étend en diagonale à partir du bras ventral.
— Il se pourrait qu’il y en ait eu d’autres ; à aucun moment je n’ai vu le dos de Hask.
— À part vous, aucun être humain n’a pratiqué d’intervention chirurgicale sur un Tosok, pas vrai ?
— C’est exact.
— Êtes-vous au courant des révélations qui ont été faites au cours de ce procès à propos de l’anatomie tosok ?
— Oui. Comme vous le savez, les Tosoks se montrent très discrets sur ces questions, mais il existe sur Internet un site alimenté par les renseignements qu’on a pu glaner à ce sujet. Je le consulte régulièrement depuis sa création.
— Si ces cicatrices proviennent d’interventions chirurgicales, sur quelles parties de l’anatomie tosok croyez-vous qu’elles aient porté ?
— Sur un des quatre cœurs, un des quatre poumons et un de ces quatre organes qui, pour autant qu’on le sache, combinent les fonctions de nos reins et de notre rate.
— Je vous remercie, docteur. Je laisse la parole au ministère public. Linda Ziegler se lève comme à contrecœur. Si la stratégie de Dale lui échappe, son instinct lui dicte de contrer systématiquement les efforts de la défense.
— Docteur Hernandez, avez-vous examiné Hask depuis que vous avez recousu sa blessure ?
— Non.
— Les fils que vous avez posés sont-ils toujours en place ?
— Non.
— Que sont-ils devenus ?
— On m’a dit que Stant les avait retirés.
Ziegler fait une pause pour reprendre son souffle. Elle paraît s’attendre à ce que Dale formule une objection, mais comme il n’en est rien, elle se décide à poursuivre :
— Pourtant, c’est vous qui les aviez posés ?
— C’est une opération assez délicate. En revanche, il est très facile d’enlever des points. Il suffit de couper les fils avec des ciseaux et de tirer dessus. C’est ce que j’ai expliqué à Stant à sa demande. Il était sûr d’y arriver tout seul.
— Par conséquent, vous n’avez jamais vu de cicatrices sur un Tosok ?
— Je crois que si, aux endroits que j’ ?i indiqués sur la poupée.
— Mais vous n’avez aucune certitude qu’il s’agissait bien de cicatrices.
— Je n’en suis pas sûre à cent pour cent, mais mon expérience de médecin m’incline à penser que ça en était.
— Nous savons tous que les Tosoks muent ; nous en avons même eu un exemple dans l’enceinte de ce tribunal. Je suppose que les cicatrices s’éliminent avec la peau usagée.
— Un être humain renouvelle la totalité de ses cellules cutanées en l’espace de sept ans, maître Ziegler. Et pourtant, je garde des cicatrices qui remontent à mon enfance. Pour avoir examiné la blessure de Hask, j’ai le sentiment que l’enveloppe externe des Tosoks est constituée de plusieurs couches et que la peau révélée par la mue date en fait de plusieurs années – simplement, elle n’a pas été exposée jusque-là. C’est obligatoire, sachant que cette mue peut être provoquée à tout instant. Si on enfonçait une lame à travers toutes ses couches jusqu’à la cavité viscérale, je suis certaine que la cicatrice subsisterait même après la mue.
— Que faites-vous des facultés de récupération propres aux Tosoks ? Lors de sa déposition, le capitaine Kelkad nous a dit que ses congénères avaient la capacité de régénérer leurs organes endommagés. Je vois mal des êtres doués d’un tel pouvoir conserver leurs cicatrices indéfiniment.
— Ce sont deux phénomènes différents, lui rétorque le docteur Hernandez. Le tissu cicatriciel ne se substitue pas à celui qui a été détruit. Il s’agit tout au plus d’un ajout, une tentative naturelle pour refermer la zone abîmée et empêcher qu’elle ne subisse d’autres dommages. C’est vrai, je n’ai aucune preuve de ce que j’avance. Mais en tant que spécialiste, je n’hésite pas à affirmer que les cicatrices visibles sur le corps de Hask ont une origine relativement récente, quoique antérieure à sa dernière mue.
Frank et Dale profitent de la pause déjeuner pour aller faire un tour. Bien entendu, ils doivent se frayer un passage à travers la foule des journalistes et des curieux avant d’atteindre Broadway. Il fait un temps splendide, aussi Dale met-il ses lunettes de soleil sitôt au-dehors. Frank, de son côté, tire de sa poche de veste des verres teintés à fixer sur ses montures de lunettes.
— Bon sang, mais c’est bien sûr ! s’exclame-t-il subitement.
— Pardon ?
— Alpha du Centaure… Les Tosoks. Je viens de comprendre ce qui me titillait.
Il se remet en marche, suivi de près par son compagnon.
— J’ai été jusqu’à me rendre aux studios de PBS pour visionner l’émission que Clete avait consacrée à ce sujet. Vous-même, que savez-vous d’Alpha du Centaure ?
— C’était la destination de la famille Robinson dans Perdus dans l’espace.
— Comme vous l’avez entendu au cours de ce procès, Alpha du Centaure regroupe en fait trois étoiles voisines. On les appelle Alpha du Centaure A, B et C, par ordre décroissant de luminosité. Les Tosoks prétendent que leur planète gravite autour d’Alpha du Centaure A, et je les crois volontiers. Maintenant, s’ils venaient de B, l’éclairage à bord de leur vaisseau serait orange et non jaune.
— Jusque-là, je vous suis.