— Je comprends, fait Dale.
Sa voix leur parvient à nouveau mais plus faible, comme s’il s’était éloigné du micro.
— Les autres Tosoks désirent-ils quitter la salle ?
Frank perçoit l’écho d’un remue-ménage et en conclut que les compagnons de Kelkad ont répondu à l’invitation de Dale.
— Il n’y a plus de Tosoks présents, indique ensuite l’avocat. Vous pouvez y aller.
— Puisqu’il le faut, grogne Kelkad.
Il glisse alors les doigts de sa main ventrale dans quatre encoches situées au bas de la porte hexagonale du caisson. Frank fait un zoom pour ne rien perdre de la scène. Les doigts de Kelkad se plient aux articulations et on entend une sorte de déclic. Puis le capitaine tire le battant vers lui, faisant surgir du mur un module transparent, pareil à un bloc de quartz géant. Une vague d’air glacé parvient jusqu’à Frank, poussée par le système de ventilation, tandis que l’objectif de sa caméra se couvre d’un voile de buée vite dissipé.
— Docteur Nobilio, fait la voix de Dale, pourriez-vous nous montrer l’intérieur du compartiment ?
Frank pédale dans le vide, tentant en vain de se rapprocher, jusqu’à ce que Kelkad lui tende sa main dorsale. Frank s’y agrippe et parvient à se mettre en position.
— Ça va comme ça ?
— Parfait. Kelkad, pouvez-vous identifier l’objet que vous avez devant les yeux ?
Le caisson contient une masse rose grosse comme le poing, enveloppée dans un film transparent et enfouie dans la glace.
— Certainement. C’est un cœur tosok.
— Lequel ?
Kelkad se penche vers le cœur puis fait un geste vague de sa main ventrale.
— L’antérieur droit, il me semble.
— Très bien. Voyez-vous autre chose dans le compartiment ? Kelkad glisse à nouveau les doigts dans les encoches et ouvre un peu plus le tiroir transparent, révélant un second cœur, également enfoui dans la glace.
— Il y en a un autre, commente-t-il. L’antérieur gauche, dirait-on. Et un troisième, ajoute-t-il une seconde plus tard. Et un quatrième -le postérieur gauche, cette fois.
— Êtes-vous sûr que ce soit un cœur postérieur gauche, l’interroge Dale, ou n’est-ce qu’une supposition ?
Les yeux de Kelkad se rétrécissent latéralement, témoignant d’un effort de concentration.
— Non, c’est bien ça.
— Autre chose encore ?
Kelkad tire un peu plus sur la poignée. Le caisson comprend deux autres compartiments, tous les deux vides.
— Non, plus rien.
— Récapitulons pour le jury : il y a là quatre cœurs, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et un Tosok normal possède quatre cœurs autonomes.
— En effet.
— Et ces quatre cœurs présentent des formes différentes.
— La forme générale est à peu près identique ; c’est la position des valvules qui permet de les distinguer.
— Merci. Passons au casier suivant, je vous prie.
Frank exerce une poussée sur le mur et adopte une position plus adéquate, une main plaquée au plafond (bien que lumineux, celui-ci est frais au toucher).
— C’est encore un caisson réfrigéré, explique Kelkad, avec une étiquette rédigée de la main de Hask. On peut lire : « Organes à transplanter – poumons », déchiffre-t-il en désignant les mots.
— Veuillez l’ouvrir, dit Dale. En entier, précise-t-il comme l’autre s’exécute.
Le capitaine tire d’un coup sec sur la poignée. À peine l’a-t-il lâchée que la force d’inertie l’envoie voler à travers la pièce, tandis que Frank effectue un déplacement. Le tiroir contient quatre formes semi-circulaires de couleur bleue.
— Qu’y a-t-il à l’intérieur du compartiment ? interroge Dale depuis la Terre.
— Quatre poumons tosoks, répond Kelkad qui s’est rapproché.
— C’est le nombre habituel ?
— Oui.
— Y a-t-il moyen de distinguer un poumon droit d’un poumon gauche, par exemple ?
— Pour ça, il faut le disséquer ou le passer au scanner. En fait, les poumons sont interchangeables.
— Ces quatre-là non plus ne figuraient pas dans vos stocks au décollage ?
— Non. Comme je vous l’ai dit, nous n’avions pas de réserve d’organes à notre départ.
— Et le casier du dessus, que contient-il ?
— D’après l’étiquette, des gebarda, ces organes qui remplissent les mêmes fonctions que vos reins et votre rate.
— Veuillez le tirer à fond.
Kelkad obtempère et, cette fois, il parvient à se maintenir aux côtés de Frank.
— Y a-t-il quatre organes à l’intérieur ? Kelkad agite son toupet en signe d’assentiment.
— Oui.
— Merci. Afin d’économiser le temps de la Cour, peut-être pourrions-nous passer directement au tiroir contenant le kivart de Seltar ?
Kelkad referme le caisson où sont stockés les quatre gebarda puis promène ses regards sur les portes alignées.
— Nous attendons, Kelkad.
— Je cherche.
— J’ai employé le terme approprié, pas vrai ? Le kivart est bien cet organe qui produit les faisceaux de nerfs flottants ?
— En effet. Mais je ne le vois nulle part.
— Pourtant, il est possible de stocker le kivart en vue d’une transplantation ?
— Oui.
— Et comme on n’en trouve qu’un exemplaire par individu, je suppose que ça le rend d’autant plus précieux ?
— En effet.
— En revanche, un Tosok peut très bien vivre avec un poumon en moins, non ?
— En fait, renchérit Kelkad, chez un sujet âgé, la fatigue occasionnée par une transplantation dépasserait les bénéfices qu’il en retirerait.
— À condition de ne pas faire trop d’efforts, un Tosok peut même survivre avec juste deux poumons ?
— C’est exact.
— De même, la perte d’un cœur, voire de deux, ne présente pas de risque mortel.
— C’est vrai.
— Tandis que l’absence du kivart entraîne presque aussitôt de graves troubles moteurs ?
— Oui.
— On peut dire qu’un Tosok ne peut survivre longtemps sans son kivart. Je me trompe ?
— Non.
— Par conséquent, Hask ne pouvait manquer de recueillir cet organe précieux entre tous…
Un bruit sourd parvient alors aux oreilles de Frank, suivi d’une injonction du juge :
— Maître Rice, veuillez ramener votre client à la raison. Je ne puis tolérer de tels éclats dans l’enceinte de ce tribunal.
— Vous avez toutes mes excuses, Votre Honneur. Voyons, Hask, du calme…
La voix de Hask et sa traduction quasi simultanée forment une rumeur confuse, comme si le micro les avait saisies de loin.
— Arrêtez avec ces questions.
— Désolé, Hask, objecte Dale, mais je suis là pour vous défendre.
— Je ne veux pas de cette défense-là.
— Maître Rice, répète le juge. Enfin, maître Rice…
— Une seconde, Votre Honneur.
— Maître Rice, la Cour attend.
— Hask, j’ai bien l’intention d’achever.
— Mais…
— Maître Rice, pour la dernière fois…
— Kelkad, est-il vrai que le kivart soit un organe vital ?
— De toute évidence, oui.
— Néanmoins, il ne figure pas parmi les organes recueillis par Hask.
— Apparemment pas.
— Hask connaissait pourtant son importance ?
— Sans aucun doute. Et même s’il l’avait oubliée, le manuel de procédure aurait dû lui rafraîchir la mémoire. Il l’aura certainement consulté après le décès accidentel de Seltar.