Les termes concrets sont ceux qu’il retient le plus facilement (Frank a pris l’habitude de désigner Hask par un pronom masculin, quoiqu’ils n’aient pu encore déterminer son sexe) mais les synonymes lui posent problème : l’idée d’avoir plusieurs mots pour exprimer un concept identique lui est complètement étrangère. Clete, toujours à l’affût du moindre renseignement concernant la planète de Hask, en a déduit que les Tosoks avaient une culture monolithique, avec une langue unique (en effet, la plupart des synonymes de l’anglais proviennent d’autres langues). Frank s’est aussitôt appuyé sur cet argument pour persister dans son refus d’enseigner une autre langue à Hask, malgré les protestations répétées des Russes.
Le Kitty Hawk n’atteindra New York que dans deux jours. Hask aurait pu s’y rendre avec sa capsule ou même en avion, mais tous étaient d’avis de laisser à l’humanité le temps de se préparer à son arrivée.
— Y a-t-il une hiérarchie au sein de votre équipage ? lui demande Frank.
Ils ont déjà abordé cette notion lors de discussions scientifiques, concernant par exemple les relations entre étoiles, planètes et galaxies.
— Oui.
— C’est toi le chef ?
— Pas moi, Kelkad.
— C’est lui le capitaine du vaisseau ?
— Pareil.
Frank boit une gorgée d’eau et manque alors de s’étrangler. Clete s’approche pour lui donner une tape dans le dos mais Frank lui fait signe que c’est inutile.
— Désolé, parvient-il à articuler, les yeux pleins de larmes. C’est passé par le mauvais trou.
Clete attend qu’il aille mieux pour retourner s’asseoir.
— Qui est le mieux placé pour discuter avec nos Nations unies ? Le toupet de Hask s’agite de façon désordonnée – il semble que la quinte de toux de Frank l’ait décontenancé – mais sa réponse finit par tomber :
— Kelkad.
— Est-ce qu’il va descendre du vaisseau ?
— Je vais aller le chercher avec les autres.
— Dans ton module ?
— Oui.
— Je peux t’accompagner ? claironne Clete à l’autre bout de la pièce.
Hask n’a pas besoin de se retourner vers lui, puisqu’il possède des yeux derrière la tête. En tout cas, pas moyen de savoir si la question l’a choqué ou non.
— Oui.
Frank lance un regard noir vers Clete : si quelqu’un devait monter à bord du vaisseau, c’était bien lui. Mais il a été convenu qu’ils éviteraient de laisser paraître leurs dissensions devant Hask. Si celui-ci n’a pu saisir l’échange de paroles entre Frank et Sergei sur le pont, il ne fait aucun doute qu’il l’aura enregistré et réécouté maintenant qu’il dispose d’un vocabulaire suffisant. Ils ignorent toujours la raison de la venue des Tosoks, mais si – comme l’espère Frank – leur intention est d’inviter la Terre à se joindre à la communauté des races intelligentes de cette partie de la galaxie, autant leur cacher l’incapacité des hommes à vivre en bonne entente. Il est déjà regrettable que le visiteur n’ait eu pour comité d’accueil qu’un porte-avions militaire et un sous-marin nucléaire.
— Je peux venir aussi ? demande quand même Frank.
— Impossible. Module pour huit. Une seule place libre.
— Si votre équipage comporte sept membres, comment se fait-il que le module ait été conçu pour huit ?
— Huit avant. Un en moins.
— Mort ?
— Mort.
— Désolé.
Cette fois, Hask ne répond pas.
Chapitre 4
L’intérieur de la capsule est d’une élégance toute de simplicité. Frank et Clete espéraient un aperçu d’une technologie fabuleusement avancée mais, à l’évidence, la plupart des fonctions sont automatisées. Seuls éléments visibles, un tableau de bord avec des touches disposées en croix, comme sur l’ordinateur de poche de Hask, et quelques objets mécaniques aisément identifiables, tels des cylindres à bec qui ont tout l’air d’extincteurs.
Plus intrigants sont les sièges en forme de selles inclinées. Quand Hask prend place sur l’un d’eux, les deux arcades, sans doute mues par un ressort, s’emboîtent dans la dépression entre l’épaule et l’extrémité supérieure de ses jambes, le maintenant juste à la bonne hauteur.
Les sièges sont au nombre de huit, répartis sur trois rangs. Clete s’assoit sur l’un d’eux qui prend aussitôt l’aspect d’un instrument de torture high-tech. Hask se dirige alors vers la cloison d’un vert satiné et l’effleure de la main, provoquant l’ouverture d’un casier dont il tire un outil rappelant un peu un tournevis, sauf qu’il ne comporte aucun élément métallique. Repliant ses longues jambes, il se laisse alors glisser au sol en appui sur son bras ventral, tenant l’outil serré dans sa main dorsale. Puis il se livre sur le fauteuil de Clete à quelques manipulations qui ont pour résultat de détacher une partie de la selle. Clete se penche vivement et la rattrape avant qu’elle ne tombe sur le Tosok.
— Convenable ? demande Hask en se relevant. Clete s’assoit de biais en s’adossant à l’arcade restante.
— C’est pas le grand confort, dit-il en souriant, mais on fera avec.
— Quand partez-vous ? s’enquiert Frank.
— Quand Clete sera prêt.
— Je peux emporter mon caméscope ? demande Clete en désignant le sac posé à ses pieds.
— Oui.
— Dans ce cas, en route.
Frank quitte la capsule dont la porte coulisse derrière lui.
Il est trois heures de l’après-midi et le ciel est zébré de traînées blanches, crachées par les dizaines d’avions qui ont déjà survolé la zone dans l’espoir d’apercevoir la capsule extraterrestre. La mer est assez calme ; les vagues fouettent à peine la coque du Kitty Hawk.
Il a été convenu que Hask et Clete iraient chercher le reste de l’équipage puis qu’ils gagneraient avec eux le siège des Nations unies. Une halte à bord du vaisseau mère s’avérant nécessaire – faute d’un vocabulaire suffisant, Hask n’a pu en donner la raison –, leur retour sur Terre n’est pas prévu avant une vingtaine d’heures.
Pendant ce temps, Frank se rendra à Washington en avion afin de s’entretenir avec le Président. Celui-ci s’est déjà dit froissé que la rencontre ait lieu au siège de l’ONU et non sur la pelouse de la Maison-Blanche, comme dans les films de S-F des années cinquante. Les deux hommes gagneront ensuite New York où ils rejoindront une pléthore de chefs d’État du monde entier. Jusqu’ici, Frank trouve que l’humanité se comporte plutôt mieux qu’il ne le craignait à l’occasion de ce premier contact.
La silhouette vert sombre du module se découpe bientôt sur le bleu pâle du ciel. Frank agite la main tandis qu’il gagne de l’altitude, escorté par deux F14 – l’occasion était trop belle d’observer un appareil extraterrestre en vol.
À l’intérieur, Clete filme sans relâche. La capsule étant isolée contre les ondes radio, il lui est malheureusement impossible de retransmettre ses images. Qui plus est, il n’a pas trouvé le moyen de connecter sa caméra avec le système de communication des Tosoks.
Si les quatre rectangles réfléchissants à la tête du module sont bien des hublots, Clete trouve la vue nettement meilleure sur l’écran mural. À mesure qu’ils s’élèvent, l’océan Atlantique s’éloigne dans le lointain et le ciel vire peu à peu au violet, puis au noir. Bientôt, Clete aperçoit la côte est de l’Amérique centrale, puis la côte ouest de l’Afrique. Il tremble littéralement d’émotion : toute sa vie, il a rêvé de voyager dans l’espace et voilà que c’est arrivé ! Son taux d’adrénaline grimpe en flèche alors que son reflet sur l’écran affiche un sourire extatique.