— C’est le procès du millénaire, renchérit Hask. C’est le procès de tous les temps, et ses conséquences débordent largement le cadre étriqué de votre palais de justice. Par pitié, Dale, restez-en là.
— Pourquoi, Hask ? Donnez-moi une bonne raison.
— Frank, tu es quelqu’un d’influent sur ce monde, je crois ? demande Hask après un long silence.
— Il serait plus juste de dire que je travaille pour quelqu’un d’influent.
— Cette nuance mise à part, tu as des moyens considérables à ta disposition. Si je te demandais d’aller quelque part, tu pourrais organiser mon déplacement sans attirer l’attention du public ?
— C’est un asile que tu cherches ?
— Non. Mais pour répondre à la question de Dale, il me faut aller ailleurs.
— Où ça ?
— Dans le Grand Nord canadien.
— Pourquoi ?
— Occupe-toi d’organiser mon voyage. Dale et toi m’accompagnerez là-bas et, ensuite, je promets de rentrer à Los Angeles pour faire face au juge.
Le lendemain, Dale expédie Michiko Katayama au tribunal pour faire excuser Hask, soi-disant victime d’une rechute des suites de sa blessure. De son côté, Frank s’arrange pour faire sortir Hask de la résidence dans un panier de linge qui est ensuite acheminé jusqu’à la base militaire de March, à quinze kilomètres au sud-est de Riverside. De là, un avion militaire emmène les trois hommes jusqu’à la base canadienne de Cold Lake, dans la province de l’Alberta, où ils changent d’appareil pour s j rendre dans les territoires du nord-ouest.
Frank n’aime pas particulièrement les trajets en avion, surtout à bord d’un petit coucou. Pour garder son calme, il évoque l’image de sa fille Maria, une ravissante fillette de douze ans. S’il s’est toujours battu pour construire un monde meilleur, c’est en pensant à elle, aux autres enfants, à l’avenir de la race humaine. Quelles retombées ce procès aura-t-il sur les relations entre les hommes et les Tosoks ? De quel monde Maria héritera-t-elle une fois le verdict rendu ? Un frisson le secoue, pas uniquement à cause du froid qui règne dans la minuscule cabine.
Il s’en faut de peu que leur pilote ne rate son objectif. Si le module de Hask leur avait donné un aperçu de sa capacité à changer de couleur alors qu’il se faisait rouler par les vagues de l’Atlantique, celui de Seltar se confond presque avec les rochers couverts de lichen de la toundra. C’est seulement après que Hask le leur a désigné qu’ils commencent à distinguer ses contours. L’avion étant équipé de flotteurs, le pilote se pose sur un lac à environ quatre cents mètres de l’appareil extraterrestre. Trouver une parka à la taille de Dale n’a pas été une tâche facile, mais le résultat est là. Hask, pour sa part, a revêtu une combinaison spatiale rapportée sur Terre par l’une des navettes tosoks. De couleur vert pâle, elle épouse les formes de son corps tout en offrant, à l’en croire, une protection plus que suffisante contre le froid.
Ils gagnent la rive à bord d’un canot pneumatique puis franchissent à pied la courte distance qui les sépare du module. Leur haleine s’exhale en panaches blancs dans l’espace désertique. La combinaison de Hask comprend un système radio qui lui permet de communiquer avec sa camarade, de sorte que la porte du module coulisse à leur approche. Ils pénètrent alors dans le sas et se retrouvent face à Seltar…
Sa peau est d’un bleu tirant sur le violet, ses yeux rose et orange, noir et outremer. D’une taille un peu inférieure à celle de Hask, elle est également plus trapue.
Hask presse les commandes de sa combinaison qui se détache de lui telle une seconde peau, puis il se précipite vers Seltar. Levant leur bras ventral, ils enlacent leurs huit doigts tout en se caressant mutuellement le toupet de leur main dorsale.
— Dieu, il y avait si longtemps…, commence Hask. Constatant que son traducteur fonctionne toujours, il dégage alors sa main ventrale de celle de Seltar le temps de le désactiver. Leur étreinte, entrecoupée de propos animés, se prolonge de longues minutes sous les regards quelque peu gênés de Dale et de Frank.
Enfin ils se séparent et Hask se retourne vers les deux hommes, réactivant son traducteur sans lâcher la main ventrale de Seltar.
— Pardonnez-nous, dit-il. Vous ai-je dit que Seltar et moi étions fiancés ?
— Non, répond Frank avec un sourire complice.
— Eh bien, c’est le cas. Quand le moment sera venu, nous sommes convenus que je féconderai ses quatre utérus.
— Espèce de petit vicieux, va, plaisante Dale.
— Permettez que je fasse les présentations, reprend Hask. Seltar, voici Dale Rice, mon avocat. Cet autre humain est Frank Nobilio, un scientifique et un représentant de son gouvernement. Ce sont des amis.
— Comment ça va, Seltar ? s’enquiert Frank.
La voix traduite de Seltar est identique à celle de Hask – sans doute celui-ci a-t-il transféré le programme de traduction de son ordinateur portable vers celui de sa camarade.
— Très bien, merci, répond Seltar.
— Vous n’avez pas bougé d’ici depuis votre arrivée sur Terre ? l’interroge Dale.
— Non.
— Mais pourquoi avoir choisi cet endroit ? Il n’y fait pas trop froid ?
— Ma combinaison me protège lorsqu’il me faut sortir de cet appareil. D’un autre côté, la lumière du dehors est d’une douceur agréable à mes yeux. Dans ces contrées nordiques, le soleil ne monte jamais plus haut que l’horizon.
— C’est incroyable, commente Dale. Quand je pense que tous les autres vous croient morte…
— C’est très bien ainsi.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis votre unique espoir.
— Vous voulez dire, notre seul espoir d’innocenter Hask ?
Le toupet de Seltar se divise en deux touffes, un mouvement que les deux hommes ont appris à interpréter.
— Votre langue souffre d’un défaut de pronoms. Je suis votre unique espoir à vous.
— Pardon ?
— Par vous, elle entend la race humaine, explique Hask.
— Quoi ? s’exclame Frank.
— Le contenu de cette conversation doit rester secret, reprend Seltar. Vous ne devrez le divulguer à personne sans ma permission.
— C’est promis, assure Dale.
— Il est sincère, affirme Hask en se tournant vers sa compagne.
— Dis-leur, alors.
— Seltar et moi appartenons à une religion différente de nos six compagnons – je devrais plutôt dire, une école philosophique. La méthode de reproduction qui a valeur de norme dans notre société, impliquant quatre mâles pour une femelle, fait que nous sommes tous plus ou moins parents. Par conséquent, nous avons tendance à accorder la priorité à la sauvegarde de notre espèce, au détriment de l’individu. L’école à laquelle Seltar et moi appartenons rejette cette coutume, sachant quels sont ses effets pervers. C’est pourquoi nous prônons la monogamie.
— Je ne te suis pas bien, intervient Frank. Au contraire, ce système me semble présenter de nombreux avantages. Ainsi, j’imagine qu’il y a moins de guerres chez vous.
— La guerre n’existe pas sur notre monde, acquiesce Hask. Votre propension à vous affronter est même une source d’étonnement pour nous. Quant au principe de la primauté de l’espèce sur l’individu, il m’apparaît plus néfaste que bénéfique. Au cours de mon procès, reprend-il après un temps de réflexion, nous avons vu au moins un juré qui était prêt à tout pour se faire accepter, probablement dans le but d’influencer le verdict. Eh bien, on peut dire que Seltar et moi avons remué ciel et terre pour être affectés sur une mission interstellaire. Le drame, ajoute-t-il en fermant à demi les yeux, c’est qu’il est parti plusieurs vols avant que nous soyons parvenus à nos fins.