— Que voulez-vous dire ? interroge Dale, perplexe.
— À votre avis, quel est le but de cette expédition dans votre système solaire ?
— L’exploration, non ?
— Non. Notre mission est d’assurer la survie de notre espèce.
— Ainsi, votre dessein est d’envahir la Terre, dit Frank qui voit dans cette réponse la confirmation de ses pires craintes.
— L’envahir ? Sûrement pas. Aucun de nous ne voudrait vivre ici. Votre soleil brille trop fort, votre air empeste, sans parler de vos saletés d’insectes… Non, les Tosoks sont très satisfaits de leur monde. La vérité, c’est que notre planète est beaucoup plus éloignée d’Alpha du Centaure A que la vôtre ne l’est de son soleil. Tellement éloignée, en fait, qu’il s’en faut de peu que nous ne subissions l’attraction d’Alpha du Centaure B.
— Dans ce cas, votre planète est en danger, commente Frank.
— En danger ? Pas du tout, non.
— Alors, où est le problème ?
— Notre système comprend une troisième étoile, Alpha du Centaure C, qui décrit une orbite très excentrique autour du centre de masse d’A et B. À peu près toutes les quatre cent mille années terrestres, elle passe tout près de nous. La dernière fois que cela s’est produit, Alpha du Centaure A se trouvait entre Alpha du Centaure C et le centre de masse du système A-B. À son prochain passage, c’est Alpha du Centaure B qui occupera cette place. Cette alternance tient au fait que la période de C est un multiple de celle du système A-B.
— Alors ?
— Alors, chacun des passages de C accentue la courbure de l’espace, de sorte que l’orbite de notre planète se déplace de A vers B, ou l’inverse. Ce « décrochage » -c’est le nom que nous donnons à ce transfert – s’accompagne d’une période d’instabilité. Quand nous gravitons autour de A, nous finissons par nous stabiliser à deux bonnes ua de cette étoile et bénéficions alors d’un climat tempéré. Mais quand c’est B le foyer de notre orbite, la température de surface tombe d’un coup à… (il s’interrompt le temps que son ordinateur de poche effectue le calcul)… à presque cinquante degrés Celsius au-dessous de zéro.
— Juste ciel ! s’écrie Frank. C’est inférieur au point de congélation du dioxyde de carbone. Tout meurt à cette température.
— Pourtant, des formes de vie ont réussi à se maintenir sur notre monde, en acquérant la faculté d’hiberner durant ces périodes. Tout demeure en sommeil pendant quatre cent mille ans, en attendant le décrochage qui rétablira notre orbite autour d’Alpha du Centaure A. Sitôt la température remontée, la vie reprend son cours comme auparavant.
— C’est incroyable qu’un monde ait pu se développer dans ces conditions, s’enthousiasme Dale.
— Incroyable ? Non. Improbable, sûrement, mais pas plus que la série de coïncidences qui rend possibles les éclipses totales de soleil du genre de celle à laquelle nous avons assisté chez vous. Dans tout l’univers, la Terre est peut-être seule à jouir d’un tel spectacle.
— Sans doute, lui accorde Dale. Toutefois…
— La configuration de notre monde est aussi unique en son genre que l’est le mécanisme régissant vos éclipses solaires. Nul ne sait depuis quand il en est ainsi ni le temps que cela durera, mais il semble que notre système soit stable depuis des millions d’années.
— Ce décrochage ne provoque-t-il pas des séismes ? demande Dale.
— La planète des Tosoks n’a pas de satellite. Elle a dû en avoir un autrefois, sans quoi l’effet de serre serait encore plus sensible qu’il ne l’est à l’heure actuelle. Clete m’a expliqué un jour que sans la Lune, la Terre disparaîtrait sous une épaisse couche de nuages, à l’instar de Vénus. Notre propre lune a vraisemblablement contribué à alléger notre atmosphère, mais elle semble s’être égarée à l’occasion d’un décrochage. Pour répondre à votre question, Dale, si la Lune ne provoquait pas des remous sous l’écorce terrestre par le biais des marées, votre planète ne connaîtrait pas ce phénomène unique appelé tectonique des plaques et son activité sismique serait nulle. C’est le cas sur notre monde. Hormis leurs conséquences climatiques, les décrochages se passent en douceur.
— Mais s’ils n’ont lieu qu’une fois tous les quatre cent mille ans, remarque Frank, votre race ne peut pas en avoir fait l’expérience.
— Très juste. Faute d’activité tellurique, l’écorce de notre planète n’est soumise à aucune déformation ni dégradation d’aucune sorte. Notre surprise fut grande quand nos géologues ont découvert dans des échantillons de son noyau la trace des énormes variations de température qu’elle avait subies depuis plusieurs millions de vos années. Mais si les archives paléontologiques montrent que chacun de ces refroidissements a entraîné la disparition de quelques espèces, la plupart ont survécu. Les espèces vivantes se sont adaptées aux décrochages – plus exactement, seules les plus résistantes au froid ont survécu et ont donné naissance aux formes de vie actuelles. Ce n’est peut-être pas un hasard si nos cœurs sont plus primitifs que le vôtre, ajoute-t-il après réflexion. À ce qu’on m’a dit, beaucoup de vos poissons et amphibiens – des créatures dotées de cœurs similaires aux nôtres – survivent également à des froids extrêmes.
— Cela explique qu’on n’ait pas trouvé d’appareillage spécifique à bord de votre vaisseau, remarque Dale.
— Exactement. Une simple baisse de température suffit à nous plonger en hibernation. Les deux siècles qu’a duré notre voyage n’ont eu aucune incidence sur nos organismes ; nous aurions aussi bien pu rester plusieurs millénaires dans cet état.
— Tout ça est passionnant, le coupe Frank, mais que voulais-tu dire tout à l’heure ? En quoi votre expédition devait-elle assurer la survie de votre espèce ?
Tout à coup, le toupet de Hask fait des bonds désordonnés et il s’écoule plusieurs secondes avant qu’il ne réponde :
— Nous avons expédié des vaisseaux vers les planètes les plus proches pour voir si la vie s’y était développée. Bien que vous soyez nos plus proches voisins, nous avons dépêché nos vaisseaux les plus rapides vers des étoiles plus lointaines, dont celles que vous appelez Epsilon Indi et Epsilon Eridani, parce que nous avions capté des signaux radio provenant d’elles. Comme vous l’avez peut-être remarqué, nous faisons un moindre usage des métaux que vous. Là encore, l’absence de lune fait que la plupart de nos minerais gisent très profond dans le sol. Nos moyens ne nous permettaient pas d’envoyer des vaisseaux également perfectionnés vers toutes les destinations. À notre départ d’Alpha du Centaure, il y a de ça deux cents ans, vous n’aviez pas encore mis au point la transmission par radio, aussi ne figuriez-vous pas parmi nos priorités. Toutefois, ces missions ne visaient pas seulement à détecter des espèces intelligentes, mais aussi des formes de vie susceptibles d’évoluer d’ici la fin du prochain long sommeil. Depuis ses origines, notre race a traversé sans encombre ces longues périodes d’hibernation. Celles-ci affectant tout notre écosystème, nous n’avions rien à craindre des prédateurs indigènes. Mais si nous avions eu à subir l’invasion d’êtres hostiles venus d’ailleurs ? N’ayant jamais eu de contacts avec des visiteurs d’un autre monde, nous pensions être la civilisation la plus avancée dans ce secteur de l’univers. Mais si notre évolution s’interrompait durant quatre cent mille ans, nous courions le risque – comment disais-tu, Frank ? – de nous faire « griller » par une espèce plus primitive. Qui sait quelle menace celle-ci représenterait alors pour nous à notre réveil, à supposer qu’elle ne nous ait pas tous tués durant notre sommeil ?