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— Notre client a effectivement tué un être humain, lui rétorque Dale. C’est peut-être son seul espoir de…

Il s’interrompt pour décrocher son interphone qui vient de vibrer.

— Oui, Karen ?

— Le tribunal a appelé. Le jury est prêt à rendre son verdict. Frank se lève d’un bond et même le vieux Dale Rice parvient à se soulever de son fauteuil en un clin d’œil.

— Mesdames et messieurs du jury, interroge le juge Pringle, êtes-vous arrivés à une conclusion dans cette affaire ?

Assis derrière Dale et Michiko, Frank observe Hask dont le toupet est parcouru de frissons nerveux. Il a les yeux de devant fixés sur le banc des jurés et ceux de derrière sur Seltar qui occupe seule la rangée de chaises destinées aux Tosoks. Un silence absolu règne dans la salle ; spectateurs et journalistes tendent le cou d’un même mouvement comme le président du jury (un Noir d’une trentaine d’années, d’allure élancée) se lève :

— Oui, Votre Honneur.

— Veuillez le remettre à l’huissier.

Ce dernier prend le papier qu’on lui tend et l’apporte au juge qui le déplie et le parcourt des yeux. Un magistrat est censé garder toujours un visage de marbre – surtout dans les moments où il se sait la cible de tous les regards –, toutefois Drucilla Pringle ne peut se défendre d’une mimique surprise à la lecture du verdict. Ayant replié la feuille, elle la rend alors à l’huissier.

— Vous pouvez donner lecture du verdict, Mr Ortiz. L’huissier s’éclaircit la voix avant d’attaquer :

— Nous, le jury, déclarons l’accusé, Hask, non coupable du crime de meurtre au premier degré sur la personne de Cletus Robert Calhoun, en violation de l’article 187 du Code pénal, selon les termes du premier chef d’accusation. Nous déclarons en outre que l’accusé n’a pas fait usage d’une arme dangereuse et mortelle, à savoir un outil tranchant d’origine extraterrestre, afin de perpétrer ce crime. Nous déclarons en outre que l’accusé n’a pas lui-même infligé de blessures corporelles graves à Cletus Robert Calhoun et ne s’est pas rendu complice du crime mentionné plus haut, selon les termes de l’article 12022-7 du Code pénal.

Laissant exploser sa joie, Frank se penche au-dessus de la barrière et donne une grande claque dans le dos de Dale. Dès l’énoncé du verdict, Michiko Katayama s’est jetée sur son patron pour le serrer dans ses bras, quoique ceux-ci soient un peu courts pour faire le tour de sa taille. De son côté, Seltar s’est précipitée pour étreindre Hask pardessus la barrière séparant le public de la table de la défense.

Linda Ziegler, quant à elle, apparaît totalement abasourdie, le regard dans le vague, la bouche entrouverte. Assise à ses côtés, son assistante Trina Diamond cligne des yeux à la façon d’un hibou.

— Ce verdict a-t-il été rendu à l’unanimité ? s’enquiert le juge en se tournant vers le banc des jurés.

— Oui, Votre Honneur, répondent ces derniers avec un bel ensemble.

— La défense désire-t-elle avoir les voix du jury ?

— Non, merci, réplique Dale avec un large sourire.

— Et le ministère public ?

— Non, Votre Honneur, répond Ziegler au bout de quelques secondes.

— Mesdames et messieurs les jurés, avez-vous quelque chose à déclarer aux parties ?

Les jurés se regardent les uns les autres. Si rien ne les y oblige, la loi californienne leur offre néanmoins la possibilité d’expliciter leur décision. Le président finit par se tourner vers le juge :

— Rien de ce que nous dirons ne pourra infléchir notre verdict ? demande-t-il.

— En effet, acquiesce le juge. Ce qui est fait est fait.

— Dans ce cas, oui, nous aurions quelque chose à dire.

— Nous vous écoutons.

Le premier juré prend une profonde inspiration avant de s’adresser à Ziegler :

— Désolé, maître. C’est vous qui étiez dans le vrai, et il aurait été juste que vous l’emportiez. C’est-à-dire, nous étions tous d’accord sur le fait qu’il a bien tué Mr Calhoun.

Ziegler écarquille encore plus les yeux.

— C’est un cas d’invalidation, murmure-t-elle.

— Votre Honneur, reprend le premier juré à l’adresse de Pringle, vous nous avez dit que nous devions appliquer la loi. Pour être franc, nous n’avons pu nous y résoudre. Hask n’avait pas l’intention de tuer Calhoun, poursuit-il en regardant Ziegler, aussi n’y avait-il pas préméditation de sa part. Bien sûr, on aurait pu le faire condamner pour homicide involontaire. Mais si on l’avait déclaré coupable, il aurait pu être rejugé en appel. Si la défense peut faire appel d’un verdict de culpabilité, la partie civile ne peut en aucun cas faire casser un verdict négatif, c’est exact ?

— Sur l’essentiel, oui, lui confirme le juge.

— C’est pourquoi on a préféré l’acquitter. Pour qu’il n’aille pas en prison. Après tout, on était tous d’avis qu’il ne représentait aucune menace pour quiconque d’autre.

D’un regard, le président du jury semble quêter le soutien de ses pairs avant d’achever :

— C’est vrai, les autres membres de l’équipage sont maintenant en prison. Mais Kelkad a envoyé un message chez eux et on peut s’attendre à ce que d’autres Tosoks débarquent un jour ou l’autre sur Terre. Qui sait comment leur société a évolué en l’espace de deux siècles ? Alors, on s’est dit comme ça que si ces autres Tosoks nous voyaient comme des êtres sensés et capables de pardon, il se pourrait qu’en définitive ils renoncent à anéantir toute forme de vie sur notre monde.

Un sourire béat aux lèvres, Dale s’apprête à quitter la salle pour affronter la foule des reporters qui l’attendent au-dehors quand Frank l’arrête :

— Je ne comprends pas. Qu’a voulu dire Ziegler en parlant d’invalidation ?

— Les jurés sont la conscience de la société. Ils sont libres de faire ce que bon leur semble.

— Pourtant, le juge a dit qu’ils devaient appliquer la loi, qu’ils l’approuvent ou non.

— Les juges disent toujours ça, lui rétorque Dale dans un haussement d’épaules. Mais en réalité, le jury n’est pas tenu de justifier sa décision et rien dans la loi ne permet de sanctionner des jurés dont le verdict irait à l’encontre des preuves les plus flagrantes. S’il leur plaît d’acquitter quelqu’un, ils en ont parfaitement le droit.

— Longue vie aux jurés ! s’exclame Frank.

— Pour une fois, renchérit Dale en souriant de plus belle, je suis totalement d’accord.

Chapitre 39

Après cela, personne ne s’attend à voir arriver un nouveau vaisseau tosok avant longtemps : le message de Kelkad n’atteindra Alpha du Centaure que dans 4,3 années et la réponse – vaisseau ou nouveau message – mettra au mieux le même temps pour parvenir jusqu’à la Terre… Du moins, c’est ce que tout le monde croit.

Mais il semble qu’en l’espace de deux siècles, les Tosoks aient trouvé le moyen de déjouer les théories d’Einstein. Quatre ans et demi tout juste après le message de Kelkad, on découvre brusquement un second vaisseau en orbite auprès du premier. Des astronomes affirment avoir détecté des traces de rayonnement Cerenkov alors qu’il apparaissait ; d’autres tiennent d’obscurs discours où il est question d’hyperespace et de conversion des tardyons en tachyons.

Le nouvel arrivant a une longueur de quatre-vingts mètres et son extérieur ne présente pas le moindre angle droit. Sa coque parfaitement lisse – sans aucun relief ni ouvertures apparentes – est décorée d’une sorte de fresque abstraite dont on ignore ce qu’elle représente, jusqu’à ce que quelqu’un ait l’idée de la filmer avec des caméras sensibles aux ultraviolets. Des montagnes de cristal se dessinent alors sur le flanc de l’appareil, de même que des sortes d’arbres aux troncs constitués d’une succession de sphères et qu’un lac sur lequel on aperçoit une ville flottante, ou une île, d’où s’élève une forêt de flèches et de tours majestueuses.