Au moment même où je m’apprêtais à effectuer les manœuvres permettant l’amerrissage, Leslie me montra du doigt les deux sentiers qui se détachaient de l’ensemble et elle me dit :
— Regarde, on dirait qu’ils sont amis, car toujours ils vont dans la même direction !
— Peut-être sont-ce des pistes d’atterrissage, dis-je en guise de commentaire. Que ce soit le cas ou non, nous ferions bien de nous ranger de leur côté et ensuite je viendrai me poser à l’endroit où elles se croisent. »
Puis en me tournant vers elle, je lui demandai si elle était prête pour l’amerrissage.
« Je le crois bien », me répondit-elle.
Et alors je procédai aux opérations nécessaires, puis effectuai un dernier virage qui se dessina, gracieux, dans le ciel. Ensuite, nous survolâmes le vaste océan à une distance de quelques pouces à peine du niveau de l’eau et ce, pendant quelques minutes. Puis nous nous posâmes délicatement et la vague vint se briser contre la quille de l’hydravion qui, tel un bateau à moteur, continua d’avancer sur l’eau, suivi d’un sillon d’écume blanche.
Quand enfin, nous fûmes bien engagés sur le sentier, je tirai la manette des gaz vers l’arrière et l’hydravion ralentit graduellement sa marche. Et au moment même où nous allions nous immobiliser, nous ne vîmes plus rien de la vaste étendue d’eau et de l’intérieur de l’hydravion, et constatâmes plutôt l’image un peu floue de palmiers et de toits de tuiles rouges avec, en arrière-plan, celle du mur d’un édifice en verre. Et avant même que nous n’ayons pu échanger une parole, nous nous retrouvâmes dans un des couloirs de cet édifice qui, l’instant d’avant, se dressait sous nos yeux.
« Tu n’es pas blessée au moins, demandai-je à Leslie en lui prenant la main, alors qu’elle-même s’apprêtait à me poser la même question.
— Non, me répondit-elle, haletante. Et toi ?
— Pas la moindre égratignure », lui répondis-je en essayant moi aussi de reprendre mon souffle.
La fenêtre au fond du couloir était intacte et aucune trace non plus de trou dans le mur au travers duquel nous venions d’être propulsés. Quant à l’endroit, il semblait désert …
« Mais qu’est-ce que c’est que toute cette histoire ? m’enquis-je, mécontent.
— Richie, me répondit Leslie d’une voix posée, cet endroit ne m’est pas inconnu et je suis sûre que nous y sommes déjà venus par le passé. »
Je jetai un regard circulaire autour de moi et constatai qu’un ascenseur nous faisait face avec une série de portes donnant sur le couloir. Pour compléter le tout, un tapis rouge brique au sol et des palmiers dans des vases. Par la fenêtre, on pouvait apercevoir des toits de tuiles rouges et des collines se profilant à l’horizon en cet après-midi ensoleillé.
« On dirait que nous sommes dans un hôtel, dis-je à l’intention de Leslie. Et pourtant, je ne me souviens pas …
Et avant même que je ne termine ma phrase, une sonnerie se fit entendre et les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un jeune homme costaud et une magnifique jeune femme vêtue d’un jean, d’une combinaison de travail sous une veste de style militaire et une cape aux tons chauds.
Quelle ne fut pas notre surprise lorsque nous nous aperçûmes, Leslie et moi, que les personnes qui se tenaient là devant nous n’étaient autres que nous-mêmes, seize ans plus tôt, soit le jour où nous nous étions rencontrés pour la première fois.
Chapitre III
Nous restions là figés, bouche bée, tant nous étions étonnés !
La jeune Leslie descendit de l’ascenseur et, sans même jeter un regard au jeune Richard que j’avais été, elle se dirigea en hâte vers sa chambre.
Un sentiment d’urgence succéda à la stupéfaction que nous ressentions encore, Leslie et moi ; et mon épouse s’empressa alors de crier à la jeune Leslie de l’attendre, car un instant de plus et il était trop tard.
Quand elle entendit son nom, la jeune Leslie s’arrêta net, puis se retourna, s’attendant probablement à apercevoir un ou une amie. Mais elle nous vit et ne sembla pas nous reconnaître, car nous devions avoir l’air d’ombres ou de silhouettes se détachant de la fenêtre qui se trouvait derrière nous.
« Leslie, dit encore mon épouse en se dirigeant vers la jeune femme, auriez-vous un moment à me consacrer ? »
À ce moment, le jeune Richard, qui se dirigeait lui aussi vers sa chambre, passa à côté de nous, comme s’il ne lui importait guère que la jeune femme qu’il avait bousculée dans l’ascenseur ait rencontré des amis.
De mon côté, je me dis en le voyant qu’il était de notre devoir, à Leslie et à moi, de prendre les choses en main et de faire en sorte que ces deux jeunes gens puissent se rencontrer. Car même si nous ne savions pas ce qui nous arrivait exactement, nous comprenions que ces deux jeunes gens, allant dans des directions opposées, étaient destinés à passer le reste de leurs jours ensemble.
Sans plus d’hésitation, je partis donc à la poursuite du jeune homme, assuré que Leslie s’occuperait de la jeune femme qu’elle venait d’intercepter.
« Excusez-moi, dis-je en lui emboîtant le pas. Êtes-vous bien Richard ? »
Au son de ma voix et à mes paroles, il se retourna, non sans curiosité. Un accroc était parfaitement visible au manteau sport couleur chameau qu’il portait et que j’avais moi-même vêtu, car ni l’un ni l’autre, malgré nos nombreuses tentatives, n’avions réussi à le repriser correctement, la soie cédant toujours à côté de l’endroit raccommodé.
« Ai-je besoin de me présenter ? poursuivis-je.
— Quoi ? » fit le jeune homme en me remarquant enfin, les yeux agrandis par la surprise.
— Écoutez, lui dis-je en essayant de paraître aussi calme que possible, pas plus que vous, nous ne comprenons ce qui se passe. Nous étions en avion quand s’est produite cette étrange collision …
— Êtes-vous … », me demanda-t-il d’une voix étranglée et sans pouvoir terminer le reste de sa phrase. Puis, le regard fixe, il resta là à me regarder, sans mot dire.
Bien sûr, il était en état de choc, mais néanmoins, je ne pouvais faire autrement que de me sentir irrité par son comportement. Car en refusant de se rendre à l’évidence, il gaspillait une parcelle des précieuses minutes ou des précieuses heures qui nous étaient allouées.
« La réponse est oui, dis-je. Je suis l’homme que vous serez dans quelques années d’ici. »
Se remettant de son choc, il me demanda avec méfiance, les yeux toujours écarquillés, quel surnom sa mère lui donnait enfant.
Je le lui dis en poussant un profond soupir. Puis, il me demanda quel était le nom du chien qu’il avait à l’époque et quel était le fruit préféré de ce dernier.
« Mais voyons, Richard ! lui répondis-je. Lady n’était pas un chien, mais une chienne, et elle raffolait des abricots. Ceci dit, vous souvenez-vous de ce télescope de fabrication maison, dont le miroir était ébréché là où vous aviez laissé échapper vos pinces en tentant de réparer le réticule ? Et du passage secret dans la clôture entourant la maison, et que vous pouviez discerner de la fenêtre de votre chambre ?
— D’accord, dit-il en me dévisageant comme si j’avais été un magicien. Je suppose que vous pourriez continuer longtemps de la sorte, si vous le désiriez ?
— Je pourrais poursuivre indéfiniment, lui répondis-je. Car il n’est pas une question à votre propre sujet à laquelle je ne puisse répondre. Et comme il s’avère que je sois de seize ans votre aîné, j’ai plus de réponses que vous ne pouvez avoir de questions. »
Il continua de me dévisager comme si j’avais été une apparition et je ne pus m’empêcher de penser à ce moment qu’il n’était encore qu’un enfant, sans même l’ombre d’un cheveu gris. Puis je pensai que quelques cheveux gris ne pourraient que bien lui aller.