« Ne trouvez-vous pas que nous avons perdu suffisamment de temps en bavardages inutiles ? lui dis-je enfin. Et ne savez-vous pas que la jeune femme qui se trouvait avec vous dans l’ascenseur est la personne la plus importante de votre vie ? Non, bien sûr, vous ne le savez pas …
— Elle ? » me répondit-il en regardant en direction, de l’endroit où se trouvait la jeune Leslie. Puis, baissant le ton, il dit presque dans un murmure : « Mais elle est splendide ! Comment pourrait-elle s’intéresser à moi ?
— Je ne le sais pas moi-même, lui répondis-je, mais je puis cependant vous donner ma parole qu’elle vous trouve de son goût !
— Bon ! Très bien, je vous crois, je vous crois », me répondit-il à son tour. Puis, retirant une clef de la poche de sa veste, il m’invita à entrer dans sa chambre.
Rien de ce qui se passait n’avait de sens, mais tout cependant se déroulait de façon logique. Nous n’étions pas à Los Angeles, mais à Carmel, en Californie, au troisième étage du Holiday Inn, en ce jour du mois d’octobre 1972. Et avant même que le jeune Richard n’ait tourné la clef dans la serrure de la porte de sa chambre, je savais qu’à l’intérieur s’y trouveraient des modèles réduits de goélands téléguidés, fabriqués pour le tournage d’un film. Car jadis, en cet endroit, j’avais moi-même recollé les morceaux de ceux qui s’étaient écrasés pitoyablement sur le sol.
« Je reviens à l’instant, lui dis-je en me dirigeant de l’autre côté du couloir. Car j’aimerais inviter Leslie à se joindre à nous. Et pourquoi n’en profiteriez-vous pas pendant ce temps pour faire un peu d’ordre dans votre chambre ? ajoutai-je aussitôt.
— Leslie ? répéta-t-il, curieux.
— De fait, lui répondis-je, il y a deux Leslie. L’une d’elles est cette fille que vous avez croisée dans l’ascenseur et à qui vous n’avez osé dire bonjour. L’autre, de seize ans son aînée, et la plus sensationnelle des deux, est mon épouse.
— Je n’en crois pas mes oreilles ! » dit-il encore.
Mon épouse et la jeune Leslie parlaient ensemble à quelques pas seulement de la chambre de Richard quand une domestique, sortant de la pièce d’à côté et se dirigeant vers l’ascenseur avec son chariot, alla foncer sur Leslie.
« Attention ! » criai-je alors à l’intention de Leslie, qui me tournait le dos.
Mais déjà il était trop tard ! La femme de chambre passa, avec son chariot, au travers du corps de Leslie comme de l’air et, ne s’étant aperçue de rien, elle saluait la jeune Leslie d’un large sourire.
« Holà ! s’exclama cette dernière, alarmée.
— Holà ! Et bonne journée à vous ! » lui dit la femme de chambre.
En moins de deux, j’étais aux côtés de Leslie. « Est-ce que ça va ? lui demandai-je.
— Oui, me répondit-elle. Je suppose qu’elle ne m’a pas … » Puis, ne sachant qu’ajouter, elle se tourna à nouveau vers la jeune femme et dit : « Richard, je te présente Leslie Parrish. Et Leslie, je te présente mon époux, Richard Bach. »
L’aspect très formel de ces présentations me fit adopter une expression rieuse. Aussi, je me contentai de saluer la jeune femme, puis je lui demandai si elle avait de la difficulté à me voir.
Ma question la fit sourire et, avec un éclair de malice dans les yeux, elle me demanda : « Seriez-vous invisible ? » Manifestement elle ne se doutait de rien ou croyait qu’elle vivait un rêve. Mais chez elle, nulle trace de méfiance ou de choc, comme chez le jeune Richard.
« Je ne faisais que vérifier, dis-je. Car depuis l’incident du chariot, je ne suis plus tellement sûr que nous soyons de ce monde. Je parie même que … »
Sur ce, j’appuyai ma main contre le mur, soupçonnant que peut-être elle passerait au travers. Et de fait, c’est ce qui se produisit.
La jeune Leslie, quand elle vit ma main enfoncée à travers le mur jusqu’au poignet, ne put s’empêcher de rire.
« Je crois que nous sommes des fantômes », commentai-je alors à voix haute.
Puis je pensai en moi-même que c’était là sans doute la raison pour laquelle nous n’avions pas été tués lorsque nous avions été propulsés au travers du mur de l’hôtel.
Et avec quelle facilité, me dis-je encore, nous nous ajustons aux situations les plus incroyables. Car ne suffit-il pas de se retrouver à l’eau après être tombé d’un quai pour aussitôt commencer à nous mouvoir différemment et à respirer autrement et ce, que nous aimions l’eau ou non ?
Et n’était-ce pas exactement ce qui nous arrivait ? Nous étions plongés jusqu’au cou dans notre propre passé, encore tout étonnés de nous y retrouver, et nous tentions de faire de notre mieux pour nous adapter à cette étrange situation. Et nous pensions que le mieux, c’était encore de faire notre devoir et de favoriser une rencontre entre le jeune Richard et la jeune Leslie pour leur épargner toutes ces années d’attente que nous avions nous-mêmes connues avant de constater que nous étions des âmes sœurs.
Cela me fit tout drôle de converser avec la jeune femme, car j’avais l’impression de rencontrer Leslie à nouveau pour la première fois. Comme c’est étrange, me dis-je alors à moi-même. Cette jeune femme est Leslie, mais c’est une Leslie face à laquelle je ne suis pas engagé !
« Peut-être devrions-nous changer d’endroit, dis-je pointant un doigt en direction de la chambre de Richard. Un jeune homme vient justement de nous inviter à sa chambre, et nous y serions plus à l’aise pour discuter. Chose certaine, nous ne risquerions pas de nous y faire frapper inutilement ! »
À ces paroles, la jeune Leslie contempla son reflet dans la glace du couloir et dit : « Je n’avais pas prévu de faire la connaissance de qui que ce soit aujourd’hui, et j’ai l’air d’un épouvantail. » Puis s’examinant à nouveau dans la glace, elle replaça quelques-unes des mèches rebelles qui étaient sorties de sa cape.
À ce moment, Leslie et moi échangeâmes un regard et ne pûmes nous empêcher de rire. Puis, à voix haute, je dis à l’intention de la jeune femme :
« C’était là le dernier test que nous tenions à vous faire passer. Car Leslie Parrish ne serait pas la vraie Leslie Parrish si, en se regardant dans la glace, elle se trouvait à son goût ! »
Je dirigeai la marche jusqu’à la chambre de Richard, puis je frappai à sa porte. Mais bien évidemment, mes coups ne portèrent pas et aucun son ne se fit entendre.
« Je crois que vous feriez mieux de toquer vous-même », dis-je en m’adressant à la jeune Leslie qui s’exécuta joyeusement, semblant prendre plaisir à démontrer qu’elle au moins était capable de produire des sons.
En deux secondes, le jeune Richard nous ouvrait la porte, tenant un goéland en bois de peuplier d’une hauteur de près d’un mètre à la main.
« Bonjour, lui dis-je en passant le seuil de la porte, et ajoutai aussitôt : Richard, je vous présente Leslie Parrish, votre future épouse. Quant à vous, Leslie, je vous présente Richard Bach, votre futur époux. »
Richard déposa son goéland, puis tendit la main à la jeune femme. Il avait l’air à la fois curieux et craintif, et on aurait pu croire que la jeune femme l’effrayait un peu.
« Enchantée de faire votre connaissance, lui dit Leslie en lui serrant la main, essayant d’avoir l’air solennel malgré la petite lueur d’amusement qui se lisait dans ses yeux.
— Et voici mon épouse, Leslie Parrish-Bach, dis-je encore à l’intention de Richard.
— Bonjour », dit-il en lui adressant un signe de la tête. Puis il resta immobile pendant un long moment, occupé qu’il était à nous examiner comme si nous avions été une bande d’enfants déguisés pour Halloween.