« Mais entrez donc, dit-il enfin. Et surtout ne faites pas attention au désordre. »
Il n’aurait pu dire mieux, car l’endroit avait l’air d’un véritable champ de bataille. Ainsi, il y avait, éparpillés un peu partout dans la pièce, des oiseaux en bois, des batteries, des modules téléguidés, des feuilles en bois de balsa et d’autres menus articles ; et s’il y avait de l’ordre, cela ne se voyait pas. Qui plus est, il flottait une odeur de colle et de peinture pour modèles réduits dans la pièce.
Sur la table de salon, le jeune Richard avait déposé quatre verres à eau, trois sacs de croustilles de maïs et un contenant d’arachides. Et en les apercevant, je me dis que je n’aurais probablement pas plus de succès avec les sacs de croustilles qu’avec les murs et les portes.
« Mademoiselle Parrish, déclama soudain le jeune Richard, avant toute chose, je tiens à vous dire que j’ai été marié une première fois et que je n’ai nullement l’intention de recommencer une seconde fois. Par conséquent, vous pouvez être assurée que je ne tenterai même pas de vous faire des avances. Ceci dit, pas plus que vous je ne connais ces personnes qui vous accompagnent …
— Oh ! mon Dieu ! dit alors mon épouse à voix basse. Le discours anti-mariage. »
— Wookie ! Je t’en prie, lui chuchotai-je à mon tour. Richard est un gentil garçon. Seulement, il est un peu effrayé et il ne faut pas …
— Wookie ? s’enquit la jeune Leslie en m’interrompant.
— Excusez-moi, lui dis-je. J’aurais dû vous prévenir ! Wookie est un surnom que nous avons emprunté à un personnage d’un film[1] que nous avons vu il y a de cela plusieurs années. » Et j’arrêtai là mes explications, ne désirant aucunement m’engager dans une conversation qui risquait de devenir ardue.
« Commençons par le commencement, dit alors mon épouse en prenant le taureau par les cornes. Richard et moi ne savons pas comment nous sommes arrivés jusqu’ici, ni combien de temps nous y resterons et où nous nous retrouverons ensuite. La seule chose dont nous sommes sûrs en réalité, c’est que nous vous connaissons et que nous connaissons votre vie passée et votre vie future. Du moins celle des seize prochaines années !
« Qui plus est, nous savons que vous tomberez amoureux l’un de l’autre et que, de fait, vous l’êtes déjà, mais ne le savez pas. Ou pour être plus exacte, vous ne savez pas que vous seriez amoureux l’un de l’autre, si vous vous connaissiez déjà. Bref, en ce moment précis, vous croyez tous les deux que personne ne peut vous comprendre ou vous aimer. Mais c’est on ne peut plus faux, et vous voici l’un en face de l’autre !
À ces paroles, la jeune Leslie décida d’aller s’asseoir par terre et elle s’appuya contre le lit. Puis, ramenant ses genoux contre son menton, elle dit en essayant de réprimer un sourire : « Est-ce là notre destinée immuable ou avons-nous un mot à dire dans toute cette histoire d’amour que vous dites nôtre ?
— Bonne question, lui répondit Leslie. Cependant je crois que c’est à vous qu’il revient de décider de ce qu’il convient que vous fassiez et peut-être qu’en vous racontant notre histoire, je pourrai vous y aider. »
Notre histoire, me dis-je alors, c’est que j’ai habité cette chambre et que j’ai croisé Leslie dans l’ascenseur, sans plus. Car jamais il n’y eut de rencontre à ma chambre entre Leslie et moi ou d’autres nous-mêmes de seize ans nos aînés.
Assis sur une chaise, le jeune Richard regardait la jeune Leslie et souffrait en silence. Les belles femmes l’avaient toujours intimidé ou lui avaient toujours fait perdre ses moyens. Mais ce qu’il ne savait pas, c’était que Leslie, elle aussi, était intimidée en sa présence.
« Notre première rencontre, dit Leslie au bout d’un moment, s’est soldée par un échec, et ce en raison du fait que nous n’avons pas osé aller au-delà des apparences et que certaines personnes ne tenaient pas à ce que nous nous rencontrions …
« Ainsi isolés, nous avons commis des erreurs que nous n’aurions pas accomplies si nous avions été ensemble et que vous, vous pouvez éviter si vous le désirez. »
Puis elle poursuivit en disant : « Lorsque nous nous sommes revus, des années plus tard, il nous a fallu réparer les pots cassés et mettre les bouchées doubles pour bâtir cette vie merveilleuse dont nous rêvions et qui aurait pu être nôtre beaucoup plus tôt si nous l’avions souhaité, qui aurait pu être nôtre en fait à partir du moment où nous nous sommes croisés dans l’ascenseur. Mais nous n’étions pas suffisamment intelligents ou courageux pour … Et c’est pourquoi il nous a fallu avoir recours à toutes ces mesures d’urgence par la suite. Bref, nous n’avions pas les connaissances qui nous auraient permis de comprendre que nous étions faits l’un pour l’autre.
— Par conséquent, renchéris-je, nous croyons que vous êtes stupides de rester sur vos positions et que vous devriez vous jeter dans les bras l’un de l’autre et unir vos vies l’une à l’autre en remerciant Dieu de vous être rencontrés. »
Le jeune Richard et la jeune Leslie échangèrent un regard furtif puis, chacun à leur tour, ils détournèrent les yeux.
— Que de temps nous avons perdu lorsque nous étions à votre place ! ajoutai-je aussitôt. Et que de désastres nous aurions évités si nous nous étions mariés plus tôt.
— Des désastres ? s’enquit le jeune Richard, curieux.
— Oui, lui répondis-je. Et qui plus est, ceux-ci sont imminents ou, pis encore, sont déjà en cours sans que vous ne le sachiez !
— Mais vous êtes bien passé au travers », objecta-t-il, puis il ajouta aussitôt : « Croyez-vous être le seul à avoir été aux prises avec des problèmes et à en être sorti vainqueur ? Croyez-vous enfin que vous avez réponse à tout ? »
Pourquoi est-il tant sur la défensive ? me demandai-je. Puis je me penchai vers lui, le regardai droit dans les yeux et lui dis : « Nous avons bien réponse à quelques questions. Cependant, ceci n’a pas tellement d’importance et ce qu’il importe que vous sachiez, c’est que Leslie a réponse à la plupart des questions que vous vous posez et que vous, de votre côté, vous avez réponse à certaines des siennes. Bref, la vérité c’est qu’ensemble, vous êtes invincibles.
— Invincibles ? » répéta la jeune Leslie, étonnée de mon ton convaincu, et se disant alors que peut-être elle ne rêvait pas.
« Invincibles, car ensemble vous ne pouvez être arrêtés ou ralentis dans votre évolution, dit Leslie, et qu’ensemble vous ne pouvez passer à côté de cette aventure merveilleuse qu’est le grand amour, que toujours on regrette de ne pas avoir vécu plus tôt ! »
Comment ces deux-là pouvaient-ils refuser le cadeau que nous leur faisions en leur donnant des conseils, en partageant avec eux nos connaissances et en leur permettant de nous poser des questions, à nous, qui étions ceux qu’ils allaient eux-mêmes devenir ? Comment pouvait-il refuser ce cadeau dont tout le monde rêve et que personne n’obtient jamais ?
Mon épouse alla s’asseoir par terre, près de la jeune Leslie. Elle était sa jumelle, sa sœur aînée. Puis s’adressant à elle et à Richard, elle leur dit :
« Nous devons vous avouer que tous deux, vous êtes des êtres extraordinaires, et que ce sont les erreurs que vous avez commises qui font de vous des êtres exceptionnels. Vous avez toujours su préserver votre dignité et votre droiture, même lorsque cela risquait de vous mettre en danger ou de vous faire passer pour des personnes étranges. Qui plus est, ce sont ces qualités qui font de vous des êtres à part, en même temps que des êtres solitaires. Et ce sont aussi ces qualités qui font de vous des êtres complémentaires. »
1
Allusion au personnage extraterrestre de race Wookie et répondant au nom de Chewbacca, dans la superproduction de George Lucas intitulée Star Wars (N. d. T.).