Mon grand frère est né l’année suivante. Puis j’ai sottement choisi 1965 pour venir au monde : c’était un peu trop tôt, je n’aurais pas dû me presser de naître. Nous étions désirés mais inattendus. Pas si vite, pas si rapprochés, ce n’était pas prévu ainsi, il a fallu s’organiser. Mon père avait tenu à prénommer mon aîné comme son père (Charles), ma mère m’a baptisé Frédéric comme le héros de L’Éducation sentimentale, qui est un raté. Mes parents se sont quittés peu après. Avez-vous remarqué que tous les contes de fées s’achèvent le jour du mariage ? Moi aussi je me suis marié à deux reprises, et j’ai éprouvé la même crainte, à chaque fois, pile au moment de dire « oui », cette intuition désagréable que le meilleur était derrière nous.
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Révélations sur les Lambert
Évelyne et Marie-Sol Beigbeder, les deux sœurs aînées de mon père, m’ont appris un épisode survenu à la Villa Navarre pendant la dernière guerre. Non seulement cette anecdote me permet de vanter les mérites de mes grands-parents paternels mais elle indique qu’il est parfois nécessaire de désobéir aux lois. La Loi n’a pas toujours raison, particulièrement en France. Par exemple, en 1940, la Loi Française du gouvernement de Pierre Laval disait que Pau était en zone libre, tandis qu’à Paris le port de l’étoile jaune était obligatoire pour une certaine catégorie de la population. On a vu que Pierre de Chasteigner regrettait de ne pas être entré dans la Résistance plus tôt — mais enfin il était tout de même entré. La ville de Pau, quant à elle, avait quintuplé de volume, l’exode ayant apporté une population très nombreuse de juifs pourchassés dans leur propre pays par la police française. Or, dès juin 1940, un réseau d’amis chrétiens avait proposé secrètement à Charles et Grace Beigbeder de cacher une riche famille israélite ayant dû fuir Paris en y laissant tous ses biens. La discussion fut complexe à la grande table de la salle à manger, j’aurais aimé être là pour l’entendre…
Charles : — En tant qu’anciens soutiens de l’Action Française, devrions-nous refuser d’accueillir ces israélites sous notre toit ? J’ai parlé à Maurras, à Saint-Rémy de Provence. Il était tellement sourd que j’ai dû crier dans son oreille devant tout le monde que nous sommes antiallemands. Il m’a répondu : « Ah ! Votre femme est anglaise, il vous sera beaucoup pardonné ! »
Grace : — Nous sommes catholiques avant tout et l’archevêque de Toulouse a bien dit que « les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes (…) ils font partie du genre humain, ils sont nos frères ». Un chrétien ne peut l’oublier.
Charles : — Darling, tu sais que ces gens vont attirer l’attention de la police et des Allemands. Ai-je besoin de te rappeler que ton pays natal n’est pas exactement dans le même camp que les boches ? Nous risquons la déportation s’ils apprennent qu’on a caché des juifs. Es-tu sûre de vouloir mettre en danger nos propres enfants pour sauver les « Lambert » (quel nom idiot ils se sont choisi, on devine qu’il est faux à cent mètres), ces gens qu’on ne connaît même pas ?
Grace : — Octave, qu’on leur fasse préparer les chambres du deuxième étage, c’est assez large pour y glisser quatre ou cinq personnes et personne n’en saura rien. Écoute, ce sont des amis d’amis, nous n’avons pas le choix.
Charles : — D’accord. Il faut juste fixer des règles : ils prendront leurs repas en haut, un ravitaillement par jour, pas de sorties, quelques promenades dans le parc, aucun contact avec les enfants, officiellement ce sont des locataires qui vivent au-dessus de chez nous, un point c’est tout.
Grace : — God save the King and the British Navy !
Ils étaient quatre : la grand-mère, le père joaillier, un petit garçon prénommé Michel et une domestique. La cohabitation se passa le mieux possible, c’est-à-dire dans une grande prudence réciproque. Les enfants Beigbeder n’avaient pas le droit de monter au deuxième étage, leurs parents ne leur ont jamais rien dit de ces locataires discrets. Les Lambert menaient une vie secrète, recluse, un emprisonnement volontaire et angoissé. Trois vaches de la ferme, au fond du jardin, fournissaient dix litres de lait par jour. Un jour resté célèbre dans l’histoire de la famille fut celui de la visite de l’officier allemand à la Villa Navarre. D’après mes tantes, ce devait être en septembre 1943. L’Obersturmführer appréciait la vue sur les Pyrénées, le beau jardin à la française et l’opulence de la maison. Il sonna à la porte principale et Grace, ma grand-mère américaine, eut la présence d’esprit d’appeler tous ses enfants (Gérald et Marie-Sol, Evelyne et mon père) pour leur demander de courir partout en faisant du bruit, de monter et dévaler l’escalier, de jouer à chat dans le salon et la bibliothèque comme de sales garnements mal élevés.
L’odeur de ce hall est l’odeur de l’enfance de mon père : mélange d’encaustique, de linoléum des ascenseurs, de fleurs séchées et de renfermé… Elle flotte encore dans l’entrée de la Villa, devenue un hôtel de luxe. Malgré les travaux qui ont remplacé notre salle de jeu souterraine par une piscine intérieure, l’odeur du passé ne passe pas ; j’ai toujours envie que quelqu’un ouvre les fenêtres pour sentir les Pyrénées. L’officier gravissait le perron en 1943, inspirant la même odeur que vous, si vous y réservez une chambre ce soir. La gardienne Catherine et son mari Léon ont couru prévenir les « Lambert » au deuxième étage ; le rythme cardiaque de la famille claustrée a dû s’accélérer fortement en apercevant par les vasistas les véhicules de la Reichswehr garés dans la grande allée. L’Allemand fut très correct : pas de salut nazi, un baisemain à Madame Beigbeder en faisant claquer ses talons.
— Votre maison est charmante Madame ! Serait-il possible de la visiter bitte schön ? Nous cherchons une résidence pour installer nos quartiers.
Granny a toussé :
— C’est que… comme vous le voyez, nous sommes très nombreux et toutes nos chambres sont occupées malheureusement. (Nouvelle quinte de toux.) La maison est pleine, avec les enfants, les domestiques, le chauffeur, les femmes de chambre, la cuisinière… En outre nous ne voudrions pas vous mettre en danger. Nous traitons des malades contagieux.
— Chère Madame, vous savez que je pourrais faire réquisitionner cette maison pour besoin de guerre.
— Mais bien sûr, si vous y tenez, ce ne sont pas quelques minuscules bacilles qui vont impressionner la Wehrmacht, n’est-ce pas ?
Sur ces entrefaites, la mère de mon grand-père descendit l’escalier en demandant :
— Voyons, que se passe-t-il, Grace ? Quel est ce Monsieur ?
— Ne vous inquiétez pas, Madame, nous devisons avec ce courtois officier.
— Qui est la vieille femme ? demanda l’officier allemand en français.
— Oh permettez que je vous présente ma belle-mère, le célèbre peintre Jeanne Devaux qui vit avec nous. Excusez-moi, mon lieutenant, mais en français on ne dit pas « la vieille femme », on dit « la dame âgée ».
Les vaches traversèrent alors la cour. L’officier s’étonna :