— Merci monsieur l’agent de m’enrôler dans le Cercle des Poètes Détenus : François Villon, Clément Marot, Miguel de Cervantès, Casanova aux Plombs, Voltaire et Sade à la Bastille, Paul Verlaine à Mons, Oscar Wilde à Reading, Dostoïevski au bagne d’Omsk… (J’aurais pu ajouter Jean Genet à Fresnes, Céline au Danemark, Albertine Sarrazin, Alphonse Boudard, Edouard Limonov, Nan Aurousseau…) Merci inspecteur, il ne me reste plus qu’à écrire mes « Souvenirs de la maison des viveurs », ma « Ballade de la geôle des Champs-Élysées » !
Il tape toutes mes déclarations sur un vieil ordinateur, je constate qu’il est moins bien équipé technologiquement que Jack Bauer. Il me demande :
— Pourquoi vous droguez-vous ?
— C’est un bien grand mot.
— Pourquoi consommez-vous ce produit toxique ?
— Quête de plaisir fugace.
Sachez que, quelque part dans les archives de la police nationale, existe une déposition où un dénommé Frédéric Beigbeder a déclaré que l’usage de stupéfiants était une « Quête de plaisir fugace ». Vos impôts servent à quelque chose. Quand Jean-Claude Lamy lui posa la même question quelques années plus tôt, Françoise Sagan répondit : « On se drogue parce que la vie est assommante, que les gens sont fatigants, qu’il n’y a plus tellement d’idées majeures à défendre, qu’on manque d’entrain. »
— Vous voulez mourir ?
— Écoutez, Commissaire, ma santé ne vous regarde pas, tant qu’elle n’attente pas à la vôtre.
— Vous vous détruisez ?
— Non, je m’ennuie. Et ce ne devrait pas être votre problème !
Il me demande de développer, j’expose mon désaccord avec une société qui prétend protéger les gens contre eux-mêmes, les empêcher de s’abîmer, comme si l’être humain pouvait vivre autrement qu’en collectionnant des vices agréables et des addictions toxiques. Il me répond qu’il n’est pas responsable des lois, qu’il ne fait que les appliquer… Refrain connu. Je me retiens de lui raconter comment ma famille a désobéi aux lois antijuives pendant la guerre. Je me contente de baisser la tête en soupirant ; le système judiciaire français a ceci de commun avec la religion catholique qu’il encourage le mea culpa. J’ai l’impression d’être redevenu le bambin que j’ai sans doute été, convoqué chez le Père supérieur de l’école Bossuet pour une idiotie quelconque. L’inspecteur enchaîne :
— Vous ne faites pas du mal qu’à vous-même. Vous avez une fille.
— Comportement névrotique. J’ai remarqué que je m’éloigne de ceux que j’aime. Si vous me prêtez un divan, je vais vous expliquer pourquoi. Vous avez trois ans ?
— Non, mais 24 heures, ou 48, voire 72. Je peux prolonger la garde à vue autant qu’il le faudra. Vous êtes connu du grand public, vous donnez un mauvais exemple. On peut se permettre d’être plus sévère avec vous qu’avec un autre.
— Selon Michel Foucault, cette idée de « biopolitique » est née au XVIIe siècle, quand l’État a commencé à mettre en quarantaine les lépreux et les pestiférés. Pourtant la France est le pays de la liberté. Ce qui m’autorise à revendiquer le Droit de me Brûler les Ailes, le Droit de Tomber Bien Bas, le Droit de Couler à Pic. Ce sont des Droits de l’Homme qui devraient figurer dans le Préambule de la Constitution au même titre que le Droit de Tromper sa Femme sans être Photographié dans les Journaux, le Droit de Coucher avec une Prostituée, le Droit de Fumer une Cigarette en Avion ou de Boire du Whisky sur un Plateau de Télévision, le Droit de Faire l’Amour sans Préservatif avec des Personnes Acceptant de Courir ce Risque, le Droit de Mourir dans la Dignité Quand on est Atteint d’une Maladie Douloureusement Incurable, le Droit de Grignoter entre les Repas, le Droit de ne Pas Manger Cinq Fruits et Légumes par Jour, le Droit de Coucher avec une Personne de Seize Ans Consentante sans que Celle-ci ne Porte Plainte Cinq Ans Après pour Corruption de Mineur… Je continue ?
— On s’éloigne du sujet. La drogue est un fléau qui fout en l’air la vie de centaines de milliers de jeunes qui n’ont pas la même chance que vous. Vous êtes issu d’un bon milieu, je vois que vous gagnez bien votre vie, vous avez effectué des études supérieures. Vous n’êtes pas à plaindre.
— Ah non ! Pas vous, pas ça ! Parce qu’on est un bourgeois on n’a pas le droit de se plaindre ? On m’a fait ce coup-là toute ma vie, merde !
— La plupart des délinquants enfermés ici sont très pauvres, je comprends mieux pourquoi ils dérapent…
— Si les riches étaient tous heureux, le capitalisme aurait toujours raison, et votre métier serait moins intéressant.
— Vous ne comprenez pas les dégâts de cette merde. Moi je les vois tous les jours. La cocaïne envahit tous les départements, les villes, les banlieues, jusqu’aux plus petits villages, les adolescents en trafiquent dans la cour de récréation ! Que direz-vous quand votre fille en prendra à l’école ?
Là il m’a cueilli, sa question m’a cloué. J’ai bien réfléchi avant de répondre. C’était probablement la première et dernière fois que j’aurais une conversation philosophico-sociétale avec un flic m’ayant coffré. Il fallait en profiter.
— Si à 42 ans je désobéis aux lois, c’est parce que je n’ai pas assez désobéi à ma mère dans ma jeunesse. J’ai 20 ans de désobéissance à rattraper. Ma fille, je la préviens des dangers qui la menacent. Mais je n’en veux jamais à un enfant de désobéir : il s’affirme. Bien sûr que je gronde ma fille quand elle fait un caprice, mais je serais nettement plus inquiet si elle n’en faisait jamais. Je vais écrire un livre sur mes origines. Puisque vous me traitez comme un môme, je vais essayer d’en redevenir un. Pour expliquer à ma fille que le plaisir est une chose très sérieuse : nécessaire mais dangereuse. Vous ne comprenez pas que cette affaire nous dépasse tous les deux ? Ce qui est en cause, c’est notre façon de vivre. Au lieu de frapper les victimes, demandez- vous pourquoi tant de jeunes sont désespérés, pourquoi ils crèvent d’ennui, pourquoi ils cherchent n’importe quelle sensation extrême plutôt que le sinistre destin de consommateur frustré, d’individu normalisé, de zombie formaté, de chômeur programmé.