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— Je suis flic, vous êtes écrivain. Chacun son boulot. Nous, quand un jeune fout le feu à une bagnole, on l’interpelle et on l’envoie devant un juge. Vous, vous essayez d’analyser les raisons de sa révolte nihiliste… Libre à vous.

— Ce que vous refusez de voir, c’est que ce produit n’est qu’un prétexte pour se rapprocher des autres, un truchement entre inconnus, un biais pour tromper sa solitude, un lien idiot mais réel entre égarés… Si vous connaissez un truc qui permette autant de fraterniser avec d’autres paumés, dites-le-moi.

— D’accord, d’accord… Je me demande tout de même comment vous allez faire pour écrire sur vos origines.

— Ah bon, et pourquoi ça ?

— Bah, tout le monde le sait…

— Tout le monde sait quoi ?

— Enfin voyons, la coke fait perdre la mémoire.

Il était fort ce policier. J’étais estomaqué. Il venait de me faire comprendre pourquoi je m’escrimais dans mon cachot à me souvenir de ce que j’avais oublié. Le métier de flic, comme celui de romancier, consiste à rapprocher des choses apparemment sans rapport entre elles. Nous avions cela en commun, lui et moi : être convaincu que le hasard n’existe pas. J’ai digéré l’info, puis repris mes esprits :

— Vous avez raison, cette drogue fait perdre la mémoire, vivre intensément dans le présent, et se sentir mal le lendemain. C’est la drogue des gens qui ne veulent ni se souvenir, ni espérer. La coke brûle l’héritage ; si j’écris sur elle c’est parce qu’elle symbolise notre temps. La cocaïne est dans mes livres non pas pour faire branché ou trash (en ce cas il faudrait choisir un produit moins ringard : kétamine, MDMA, GHB, 2CB, DMT, PCP, BZP…) mais parce qu’elle condense notre époque : elle est la métaphore d’un présent perpétuel sans passé ni futur. Croyez-moi, un produit pareil ne pouvait que dominer le monde actuel ; nous n’en sommes qu’au début de l’intoxication planétaire.

— J’espère que vous vous trompez…

— Moi aussi.

J’ai l’impression de sonner faux, je ne crois déjà plus moi-même à ce baratin, je me sens ridicule de continuer à défendre ce personnage de rebelle drogué à huit heures du matin, dans un bureau qui sent le café froid et les aisselles tièdes. Je me prends pour Octave ou quoi ? Il m’a tendu un exemplaire de mes déclarations qui venait de sortir de son imprimante.

— Relisez et signez en bas. L’audition est terminée, je vais vous raccompagner en cellule et faxer mon rapport au procureur.

— Je sortirai quand ?

— Plus vite j’enverrai le fax, plus vite le magistrat décidera si on vous libère, et quand. Mais il ne faut pas compter avant onze heures : il n’arrive pas à son bureau avant… Et comme vous êtes « connu », il tient à s’occuper de votre affaire personnellement.

— Mais vous ne pouvez rien faire… je suis claustrophobe, je deviens dingue là-dedans, c’est l’horreur…

— Je sais : c’est fait pour. Les cellules de garde à vue sont spécialement conçues pour vous déstabiliser et vous mettre en situation de tout nous raconter. Mais ne vous en faites pas, votre cas est banal, normalement vous sortirez à midi.

C’était faux mais il l’ignorait. L’inspecteur m’a reconduit dans ma cage en souriant. Il aurait pu au moins avoir l’honnêteté d’être antipathique, puisque ce qu’il me faisait subir était désagréable. Mais la police française a toujours eu une façon très humaine d’être inhumaine. Nous avons un peu continué de deviser nonchalamment dans l’escalier, comme s’il n’allait pas m’enfermer dans un trou à rats sans me permettre de me laver, ni de téléphoner pour prévenir mes proches, ni me donner un truc à lire, sans rien, comme un chien crevé, un paquet de linge sale, et le voilà qui referme très poliment à triple tour la porte de mon dépotoir, ornée de graffitis « Nick la police » et « Mort aux Keufs ».

Je me suis retrouvé seul avec un lascar qui venait d’être arrêté pour exhibitionnisme et vol à l’étalage. Je n’osais lui demander s’il avait d’abord volé des pommes avant de montrer son sexe à une cliente, ou s’il avait commencé par l’exhiber à la caissière avant de subtiliser une boîte de cassoulet, ou si les deux actes étaient simultanés : il devait falloir beaucoup d’adresse pour baisser son pantalon devant une ménagère de moins de cinquante ans tout en la délestant de son porte-monnaie. L’individu était en tout cas ivre et agressif, il ne cessait d’insulter la maréchaussée, dès qu’il me reconnut il devint menaçant, me demandant de lui donner 10 000 euros, criant mon nom pour que les autres prévenus sachent qui était là, et les autres prisonniers se mirent à leur tour à répéter le nom de la chaîne de télé qui m’employait, à me menacer de kidnapping ou de révélations à la presse. Le mot « enculé » revenait souvent dans leur bouche, comme une obsession, une préoccupation, peut-être un désir inavoué.

— J’ai un pote qui bosse à la Poste, il trouvera ton adresse en deux minutes sur internet. On viendra chez toi.

Je ne bronchais pas, je restais muet. Je me suis allongé en position fœtale sur un matelas en mousse dégueulasse posé au sol pour faire semblant de dormir au milieu des pelotes de poussière et des cafards morts. Mais je n’ai pas trouvé le sommeil. J’ai regretté de ne pas avoir mémorisé les mantras du hatha yoga de Sri Krishnamacharya, qui permet une ascèse engageant toutes les forces du corps et de l’esprit.

15

Béance affective

J’habite mon enfance, je m’installe dedans, j’ai le sofa mental.

Les seuls noms propres de mon enfance dont je me souvienne sont ceux des filles que j’aimais et qui n’en surent jamais rien : Marie-Aline Dehaussy, les sœurs Mirailh, Clarence Jacquard, Cécile Favreau, Claire Guionnet, Michèle Luthala, Béatrice Kahn, Agathe Olivier, Axelle Batonnier… Je crois que la plupart sont sorties avec mon frère, mais les époques et les lieux se mélangent… Ma tante Delphine m’assure que la première fille que j’ai embrassée sur la bouche est Marie-Aline, dans une cabane en bois sur la grande plage de Guéthary. Ma mère a longtemps conservé une photo de nous deux bras dessus bras dessous ; nous sourions fièrement, nos maillots de bain sont mouillés, du sable saupoudre nos cheveux. Une fossette se creuse dans sa joue quand elle sourit, la même que la mienne. Nous avions huit ou neuf ans, le premier bisou sur les lèvres était un grand événement pour moi, mais pour elle ? Je n’en sais rien. Mon frère et ma tante l’appelaient gentiment ma « fiancée » pour me faire rougir. Ai-je été plus heureux qu’en ce jour oublié ?

Je me souviens mieux de la première fille embrassée avec la bouche ouverte, en rentrant la langue. C’était beaucoup plus tard, à treize ans, dans une boum d’après-midi, rue de Buci. La fille n’était pas terrible mais un copain portant un blouson en jean Wrangler m’avait indiqué qu’elle était d’accord pour danser le slow. Il l’avait poussée vers moi tandis que je me baissais pour refaire mes lacets de Kickers, le temps de dérougir. C’était une blonde prénommée Vera, une Américaine du même âge que moi. Quand elle m’a souri, j’ai compris pourquoi elle n’était pas dégoûtée par mes bagues métalliques sur les dents : elle portait le même pare-chocs en ferraille. J’ai posé mes mains sur ses épaules mais elle me les a descendues sur ses hanches ; c’était elle qui détenait le pouvoir. Les volets étaient fermés, Vera sentait la transpiration, et moi aussi je puais sous les bras dans mon tee-shirt « Fruit of the Loom ». Quatre ampoules de couleur (une rouge, une verte, une bleue et une jaune) clignotaient approximativement en rythme sur If you leave me now de Chicago (première pelle, debout) et I’m not in love de 1 °CC (deuxième pelle, assis sur le canapé). Ces chansons me font encore pleurer à chaque fois que je les entends. Quand elles passent à la radio, si quelqu’un ose parler, zapper, ou envisage de baisser le son, je peux commettre un meurtre. J’ai appris par la suite que le garçon qui m’avait présenté Vera avait ordonné à l’Américaine de sortir avec moi parce que sinon j’allais devenir pédé — je restais seul dans mon coin à boire du Fruité à la pomme et au cassis, la tête baissée sur une tranche de Savane séchée dans une assiette en carton, cachant tant bien que mal mon sourire orthodontique. À treize ans, j’étais le dernier garçon de la classe qui n’avait jamais roulé de patins. Vera m’avait galoché pour amuser ses potes ; mon premier « french kiss » est le résultat d’un pari humiliant. Quand je l’ai su, je me suis senti merdique mais j’étais tout de même fier d’avoir franchi une étape : tourner ma langue dans d’autres appareils dentaires que les miens. J’ai crâné pendant au moins une semaine dans la cour de récréation du lycée Montaigne. Il n’y avait pas de filles à l’école Bossuet, puis soudain, à partir de la 6e, je me suis retrouvé dans la classe mixte d’un collège public. Jusqu’à cette boum rue de Buci, j’étais puceau de la bouche. J’ai découvert à Montaigne ce que serait mon adolescence : une litanie d’amours muettes, un mélange de douleur exacerbée, de désir dispersé, d’insatisfaction masquée, de timidité absolue, une suite de déceptions silencieuses, une collection de coups de foudre non réciproques, de malentendus, de rougissements intempestifs et vains. Ma jeunesse consisterait principalement à regarder le plafond de ma chambre en écoutant If you leave me now et I’m not in love.