Une autre fois, j’avais annoncé sur un ton victorieux à mon frère que j’avais peloté les seins de Claire, une jolie fille de ma classe. Ce furent mes premières caresses sur une poitrine à peine éclose, à travers le tee-shirt Fiorucci, par-dessus le soutien-gorge, j’avais palpé cette molle fermeté circulaire, tendresse tendue, dure au centre, ronde douceur autour de la pointe dressée… Charles m’a alors dit que j’étais débile, qu’il avait aussi peloté les seins de Claire mais sous son tee-shirt, après lui avoir enlevé son soutien-gorge : il l’avait caressée à même la peau, ô grands dieux… Une fois de plus, j’étais distancé. Mon frangin était plus fou que moi, à l’adolescence. À seize ans, il baisait des filles sur le toit de notre immeuble. Une fois, il avait dépucelé une nana dans notre chambre, je me souviens de draps ensanglantés au matin qui inquiétaient ma mère et décuplaient mon admiration. J’étais le fils timide et lui le déjanté. À un moment, il a choisi de rentrer dans le rang, de dompter le malade qui est en lui… Je me suis empressé de reprendre le créneau.
Je n’ai pas non plus oublié Clarence Jacquard, la voisine d’en face rue Coëtlogon. Je l’aimais sans jamais le lui dire. Je rougissais trop pour pouvoir lui parler. Je devenais écarlate quand je la voyais à l’autre bout de Montaigne, mais aussi quand elle n’était pas là, si quelqu’un m’en parlait. Tous mes copains se foutaient de ma gueule. Le soir, enfermé dans ma salle de bain, je m’entraînais à prononcer son nom sans rougir, je n’en dormais pas de la nuit. Mais à peine arrivé au lycée, ça revenait. Il suffisait que je pense à elle, ou que quelqu’un suppose que je puisse penser à elle, ou que je suppose que quelqu’un puisse songer que j’allais éventuellement penser à elle, et je devenais rouge pivoine. De ma chambre, je la regardais dîner seule avec sa mère dans l’immeuble d’en face. C’était une brune avec une frange et un long nez. Je ne sais pourquoi j’étais aussi épris de cette voisine. Sa mère et elle avaient le même nez : parfois un simple détail suffit à faire éclore un sentiment merveilleux. Elle ne sait rien de cette passion, Clarence Jacquard. Pour moi elle était tout, pour elle je n’étais rien. Je n’ai jamais osé l’aborder de ma vie, j’ignore ce qu’elle est devenue. J’écris ici son vrai nom en me croyant adulte, mais si une quadragénaire vient un jour, dans un Salon du Livre, me gronder de l’avoir citée dans mon dernier livre, je suis à peu près certain que je rougirai encore, même si elle est devenue hypermoche, ce qui serait encore plus embarrassant.
De ces rejets si nombreux, de toutes ces joues tournées, de ces jalousies enfantines et ces frustrations adolescentes date mon addiction aux lèvres de femmes. Quand on a tant essuyé de refus et tant espéré sans oser, comment ne pas passer le restant de sa vie à considérer chaque baiser comme une victoire ? Je ne parviendrai jamais à me défaire de l’idée que toute femme qui veut bien de moi est la plus belle du monde.
On peut oublier son passé. Cela ne signifie pas que l’on va s’en remettre.
16
Jours enfuis à Neuilly
Ni violé, ni tabassé, ni abandonné à la DASS, je suis juste le deuxième fils d’un couple originaire du Sud-Ouest de la France. J’ai été élevé par ma mère après le divorce de mes parents, même si je passais un week-end par mois et une partie des vacances chez mon père. Le registre de l’état civil est formel : je suis né le 21 septembre 1965 à Neuilly-sur-Seine, 2 boulevard du Château, à 21 ?h ?05. Ensuite, plus rien. Mon enfance m’échappe comme un rêve au matin : plus je cherche à me la remémorer, plus elle s’éloigne dans la brume.
Le monde dans lequel je suis né n’a rien de commun avec celui d’aujourd’hui. C’était la France d’avant mai 1968, encore dirigée par un général en uniforme gris. Je suis désormais suffisamment vieux pour avoir vu disparaître un mode de vie, une façon de parler, une manière de s’habiller, de se coiffer, une télévision qui ne diffusait qu’une seule chaîne dont l’émission-phare était un spectacle de cirque en noir et blanc (« La Piste aux étoiles »). En ce temps-là, les agents de police avaient des sifflets à roulette et des bâtons blancs. C’était vingt ans après Auschwitz et Hiroshima, les 62 millions de morts, la déportation, la Libération, la faim, la pauvreté, le froid. Les adultes parlaient de la guerre en baissant la voix quand les enfants entraient dans la pièce. Ils sursautaient le premier mercredi du mois, à midi, quand ils entendaient la sirène d’alerte aux populations. Leur seule obsession durant toutes les années de ma jeunesse était le confort. Après la guerre, tout le monde est devenu gourmand pendant cinquante ans. C’est pourquoi mon père a choisi une carrière très rémunératrice dans les affaires, alors que sa véritable vocation était la philosophie.
Nous allions à l’école maternelle de Neuilly en file indienne, tenant une ficelle. Nous vivions au rez-de-chaussée d’un hôtel particulier dans une rue calme, bordée de platanes et de réverbères : la rue Saint-James qui se prononçait « Cinjame », au numéro 28. C’était une ruelle sans boutiques ni bruit, où même les bonnes chuchotaient. Notre chambre donnait sur un petit jardin bordé d’une haie de troènes et de rosiers. Un tricycle était renversé sur la pelouse. Il paraît qu’il y avait un saule pleureur. J’y suis parfois retourné, à pied, pour voir si la mémoire reviendrait : rien n’est revenu mais le saule pleure encore. J’espérais voir ressurgir des images inédites, mais je n’ai rien reconnu du gazon où j’ai effectué mes premiers pas. J’ai été frappé par la sérénité, la paix qui émane de cette rue pour riches. Comment mes parents ont-ils réussi à se disputer dans une ruelle aussi tranquille ? C’est une allée résidentielle, imitant une sorte de village campagnard idéal, en pleine banlieue parisienne. On pourrait être à Londres, près de Grosvenor Square, ou dans les Hamptons, dont les pelouses descendent en pente douce vers l’Atlantique (en remplaçant l’océan par la Seine). Ma mère m’a dit qu’elle promenait ses bébés dans un landau à nacelle bleu marine, roues à rayons et pneus blancs de chez Bonnichon. Un jour, elle croisa l’acteur Pierre Fresnay qui habitait à côté. Il s’écria : « Quels beaux enfants ! » Ce fut mon premier contact avec le show business. Ma mère portait un mini-kilt écossais rose pâle ; sur certaines photos de cette époque, elle ressemble à Nancy Sinatra dans le Scopitone de Sugar Town, 1967[2]. Mon frère et moi étions habillés en Molli, et plus tard, quand nous gambadions, c’était en petits manteaux en tweed à col de velours rapportés de chez Harrods London. Mais l’utopie n’était pas aussi impeccable que nos tenues.
2
« I’ve got some troubles but they won’t last
I’m gonna lay right down here in the grass
And pretty soon all my troubles will pass
Cause I’m in shoo-shoo-shoo-shoo-shoo sugar town. »
(Traduction : « J’ai des soucis mais ça ne va pas durer/Je vais m’allonger dans l’herbe/Et bientôt mes soucis vont s’envoler/Parce que j’habite dans le village en su-su-su-su-su-sucre. »)