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Maman était obligée de supporter le voisinage de sa belle-mère américaine qui débarquait à l’improviste pour apporter une boîte d’« After Eight ». On n’envoyait pas encore promener la mère de son mari, habitant la rue parallèle (Delabordère) quand elle sonnait à la porte pour donner des leçons sur l’éducation de ses petits-enfants. Apparemment, Granny critiquait sans cesse notre nurse, une allemande qui avait appartenu à la Jeunesse Hitlérienne : Anne-Gret’, charmante dame très autoritaire que la chute du Reich n’avait pas dégoûtée de la discipline. Je garde d’elle une image verte qui gratte : un personnage vêtu entièrement de loden. Les premiers mots que j’ai entendus furent prononcés avec un accent allemand. Anne-Gret’ avait parfois la manie de lécher un mouchoir pour nous débarbouiller le visage avec sa salive. En ce temps-là, les mouchoirs n’étaient pas en papier. Le bois de Boulogne était le parc préféré des officiers allemands vingt ans plus tôt mais peut-être Anne-Gret’ l’ignorait-elle.

Naître à Neuilly-sur-Seine ne constitue certes pas un handicap dans la vie mais cette localité ne vous inocule pas le sens du combat. La rue se traversait dans un silence uniquement interrompu par le pépiement des moineaux et le ronronnement des voitures anglaises. Mon landau a dû se promener entre les arbres de Bagatelle, je sais que mon frère a failli se noyer dans la mare Saint-James, où il a plongé avant de savoir nager, un jour que ma mère avait le dos tourné, et parfois je rêve encore que je navigue en barque dans cette forêt mystérieuse, rose et verte. Le ciel défile au-dessus de ma tête ; les branches enchevêtrées des marronniers quadrillent le firmament, et je m’endors sur le lac du bois de Boulogne, bercé par le clapotis des rames plongées dans l’eau calme. Les décors de ma toute petite enfance existent toujours ; pourtant lorsque j’y reviens, ils ne me rappellent rien. Seuls leurs noms semblent sortis d’un autre âge, d’un pays lointain, désuet et disparu, une contrée étrangement familière… « La Grande Cascade » avec ses rochers artificiels, me faisait songer à une grotte mystérieuse, une caverne magique cachée derrière la chute d’eau… Le « Pré Catelan » et la ronde des berlines devant le porche se confond dans ma mémoire avec l’arrivée dans l’allée centrale de la Villa Navarre à Pau… Le « Jardin d’Acclimatation » était notre paradis, notre Disneyland miniature, avec ses manèges aux ampoules multicolores, ses cris de singes, son odeur de crottin et de gaufres… Le « Chalet des Iles », maison de bois importée de Suisse au milieu d’un lac, était une planète autour de laquelle tournaient les barques blanches comme des satellites, se frayant un sillage entre les cygnes et les nénuphars… « L’Hippodrome de Longchamp », avec sa foule endimanchée, les voitures qui klaxonnent, un moulin à vent en panne, les vendeurs de pronostics, les chevaux défilant au pesage, une mer de chapeaux et de parapluies… Le « Tir aux Pigeons » et ses parasols géants, ses nappes blanches, ses allées de graviers qui crissent sous mes sandales babies comme des biscottes écrasées… Ai-je vécu cela ou suis-je en train d’effectuer une reconstitution historique de moi-même ? J’ai choisi de me baptiser « Marronnier » dans mes trois premiers romans pour détourner le nom de ma mère mais aussi en hommage aux feuillages du Bois, à leur verdure dessinant des ombres chinoises, aux reflets verts des marronniers en fleurs de l’avenue de Madrid. Le « Polo de Paris », où mon père s’est inscrit en 1969… On allait au « Polo » pour dire du mal du « Tir » et au « Tir » pour mépriser le « Racing », et au « Racing » quand on n’arrivait pas à être membre des deux autres, c’est-à-dire, souvent, quand on était juif. Les maîtres d’hôtel portaient la veste blanche, c’était avant que l’on y creuse une piscine, mon frère m’apprenait à faire des pâtés dans le grand bac à sable, on faisait des batailles de marrons contre ce que ma mère appelait des « sales gosses de riche », avec en fond sonore le bruit mat des balles de tennis et des glissades de Spring Court en toile sur la terre battue ocre… Une image me revient : un joueur de polo argentin tombé de cheval, le match interrompu, et une ambulance qui roule sur le gazon, des infirmiers qui en descendent, soulèvent le brancard, l’ambulance repart, c’est une DS break blanche, le joueur fracturé portait de grandes bottes marron… Blanc et marron comme les couleurs du club-house, qui ressemble à un cottage de Long Island. Je regarde l’ambulance avec les jumelles de mon père, mais tournées à l’envers, de sorte que la voiture semble encore plus petite et plus lointaine, comme mes souvenirs. On mangeait du melon posé sur des glaçons, et des fraises nappées de crème fraîche épaisse (la mode de la crème Chantilly est postérieure), et l’on avait un peu honte quand Granny pestait en anglais contre la lenteur du service. En sortant du Polo, je me retournais pour admirer, à travers le pare-brise arrière de la Bentley, le Trianon de Bagatelle, ou ce château 1920 qui fut longtemps un squat, flanqué d’une étrange tour crénelée comme celle de Vaugoubert, vision médiévale s’éloignant sous la pluie grise… Maintenant à Bagatelle, des téléphones portables sonnent, des motos de cross vrombissent, des ados crient en jouant au foot sur les pelouses, des familles font griller des merguez sur des barbecues et des ghetto-blasters diffusent Womanizer de Britney Spears au volume maximal. S’y rendre en vieille voiture anglaise est aujourd’hui considéré comme ostentatoire ; il y a quarante ans, le bois de Boulogne était rigoureusement identique à celui décrit par Proust au début du siècle. J’y suis revenu souvent depuis, pour des soirées de rallyes, des matches de tennis, des après- midi piscine, des fellations transsexuelles. Le Bois n’a plus le même charme que dans les années soixante : il n’y avait pas de transformistes à l’arrière de la voiture grise très haute de mon père mais un marchepied, des tablettes en acajou, Joan Baez et une odeur de vieux cuir. Avec, assis à l’arrière, à côté de son grand frère, un garçon trop à l’abri, comme un poisson rouge dans son bocal.

Entre 1965 et 1970, il n’y avait jamais un bruit dans ma vie. Neuilly était une sorte de Genève, un village trop propre, où l’air était trop pur, avec l’ennui comme règle acceptée pour se sentir protégé. Neuilly est une ville où le temps ne fait que passer. Comment dire sans obscénité la souffrance sourde des Hauts-de-Seine… Le commissaire du VIIIe a raison : ma plainte est incompréhensible. Nous habitions le seul quartier fréquentable : du côté du Bois. Il y a deux Neuilly-sur-Seine ; quand vous descendez l’avenue Charles-de-Gaulle vers la Défense, le Neuilly chic est sur votre gauche, le Neuilly plouc sur votre droite, côté mairie. Vers le bois de Boulogne, les résidences gagnent un cachet, la bourgeoisie un charme discret, pourquoi se lamenter d’y être né ? Parce que ce monde a disparu, parce que cette vie a volé en éclats, parce que nous ignorions notre chance, parce que ce conte de fées ne pouvait pas durer. Si je conspue a posteriori ce luxe, c’est peut-être pour ne pas regretter ce qui a été effacé.