Выбрать главу

Je suis né dans un univers clos, un ghetto de confort, dont les jardins étaient bordés de haies taillées au sécateur par des jardiniers à salopette, où l’on déjeunait entourés de barrières blanches, sans avoir le droit de parler, ni de poser les coudes sur la table. À quatre heures le goûter était servi par Anne-Gret’ qui arrivait dans le salon en blouse et tablier : « chocolatines » (c’est ainsi qu’on désigne un pain au chocolat en béarnais) qu’on trempait dans un verre de lait jusqu’à ce qu’elles se transforment en éponges molles, ou carrés de chocolat noir Poulain qu’on croquait dans un morceau de baguette viennoise, en y laissant parfois une dent. Le Nutella n’avait pas encore été importé d’Italie, mais parfois l’on mâchait des tartines beurrées saupoudrées de Benco. C’est un peu l’atmosphère des parcs fermés, des parties de tennis molles du Jardin des Finzi-Contini de Vittorio De Sica (1971). Ce film décrit la montée du fascisme et la manière dont une famille va être détruite par la guerre. Notre bouleversement à nous, vingt ans plus tard, fut mai 1968, ces rassemblements de contestataires que mes parents se piquaient d’aller voir, à l’Odéon, dans la Bentley grise, sans savoir que le souffle de cette libération allait les submerger et entraîner leur séparation.

Il y a une chose plus difficile que l’embourgeoisement : c’est le déclassement — je préfère ce mot à celui de « décadence », trop frime. Comment fait-on pour se débarrasser d’une éducation policée, de ses ridicules, ses préjugés, ses complexes, sa culpabilité, sa gaucherie, sa raie sur le côté, ses pulls à col roulé qui grattent le cou, ses blazers aux boutons dorés, ses pantalons de flanelle grise qui piquent les jambes avec le pli au milieu, sa suffisance, son élocution snobinarde et ses mensonges ? On perd la mémoire. L’État français prétend faire son possible pour que les citoyens puissent s’élever socialement, mais rien n’est prévu pour les aider à dégringoler. L’amnésie est la seule évasion des nantis face à la ruine. Mon père a beaucoup travaillé, très généreusement, pour que ses enfants ne souffrent pas de la faillite des Établissements de Cure du Béarn à la fin des années 70. Il n’a pas réussi à empêcher que nous devinions la détresse de notre famille, la plus riche de Pau au temps jadis. La mort de mes grands-parents et les querelles d’indivision qui ont suivi ont imprégné l’ensemble de mon enfance et pourri mon adolescence. Je me souviens d’une question ignoble que l’on prêtait à mon arrière-grand-mère maternelle lorsqu’on lui présenta mon père au château de Vaugoubert : « Est-il né ? » Le jour des présentations, la comtesse de Chasteigner lui avait fait passer son fameux « test du foie gras » : la femme de chambre apportait une assiette avec quelques tranches et il fallait le déguster avec sa fourchette directement sans l’étaler sur le pain, sous peine d’être catalogué plébéien de manière irréversible. Prévenu à l’avance par ma mère, Jean-Michel Beigbeder avait remporté le test haut la main…

À peine quinze ans plus tard, nous étions liquidés. Les Beigbeder sont passés d’une forme de vie à une autre, du camp des hobereaux de terroir, enracinés dans une illusoire éternité comme les arbres dans le parc de la Villa Navarre, à celui des néobourgeois modernes, déracinés, urbains, éphémères et pressés, pressés parce que se sachant fragiles. Quittant Neuilly pour Paris XVIe, nous sommes entrés dans une vitesse sans mémoire, la rapidité des gens qui n’ont plus de temps à perdre, ou plutôt : nous inventions une nouvelle bour geoisie qui n’avait plus le luxe de s’intéresser au temps perdu.

Il est difficile de se remettre d’une enfance malheureuse, mais il peut être impossible de se remettre d’une enfance protégée.

17

Chapitre claustrophobe

— Je vous préviens : si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre !

Je finis par devenir aussi menaçant que mes voisins de cellule. Les autres détenus arrêtés cette nuit sont tous sortis ce matin sauf un jeune qui avait renversé un scooter devant une voiture de flics. Il ne cesse de me répéter « toi, ça risque d’être long… » Merci de me remonter le moral. Il se prend la tête dans les mains, il est au désespoir parce qu’il va arriver en retard à son travail, donc peut-être le perdre. J’ai l’impression d’être seul depuis cent ans dans ce cloaque, oublié pour toujours. Une fonctionnaire en uniforme nous apporte une barquette de poulet basquaise au riz qui sent le poisson. Sans doute un poulet élevé au plancton dans un aquarium. J’ignore l’heure qu’il est, onze heures ou midi, mes vêtements chiffonnés me répugnent. Je me mets à prier : je récite le Notre Père, le Je Vous Salue Marie, non par bigoterie mais parce que cela ne peut pas nuire et m’évite de réfléchir. Le plus atroce est de penser à ceux que j’aime, le manque me ronge, comme leur possible inquiétude. Je découvre l’horreur d’être prisonnier, qui vous transforme en cocotte-minute. Je dois faire des efforts surhumains pour ne pas songer qu’il existe un monde extérieur où chacun va et vient à sa guise. Je craque, tout en me battant pour ne pas m’effondrer. Quelques minutes plus tard, je m’aperçois que des larmes de claustrophobie ont coulé. Je ne suis pas tout à fait Tony Montana avec mon menton qui tremble et ma barbe trempée. Je suis de ceux qui pleurent facilement : à titre d’exemple, chaque fois que ma fille fond en larmes en ma présence, je l’imite, ce qui n’est pas la meilleure façon de la consoler. La plus ridicule des réconciliations dans n’importe quel mélodrame télévisé me transforme en nouveau-né hoquetant, c’est catastrophique. J’ignorais que j’étais sujet à la claustrophobie. Pourtant ce séjour forcé au cachot me remémore deux terribles attaques d’angoisse dont j’ai été victime : l’une en visitant les grottes de Sare (la panique, la sudation aux tempes augmentait au fur et à mesure que l’entrée s’éloignait — il paraît que l’on ressent la même chose dans les pyramides d’Égypte), l’autre pendant un concert gothique dans les catacombes de Paris (on devait ramper dans un étroit boyau humide et noir avant d’arriver dans une salle souterraine couverte de graffitis, et soudain cette sensation affreuse d’être enterré vivant, goût de cendre dans la bouche, envie de se jeter contre les murs, il ne faut pas que j’y repense ou je vais faire une crise de tachycardie). Lors de ces deux épisodes, comme aujourd’hui, je me suis mis à suffoquer à l’idée de ne pas pouvoir sortir immédiatement à l’air libre. La claustrophobie est une noyade sans eau, mélange d’étouffement et d’hystérie. La trouille de suffoquer fait suffoquer, comme la peur de rougir fait rougir. La question lancinante du claustrophobe, qui ronge et corrode ses nerfs, est la suivante : Comment faire pour accepter d’être ici INDÉPENDAMMENT DE MA VOLONTÉ ? Le claustré est un nomade qui s’ignorait. Soudain reclus, il se découvre un destin de routard. Le gardé à vue songe au suicide, mais comment mettre fin à ses jours ? On ne lui a laissé aucun objet tranchant, ni corde, ni ceinture, ni lacets pour s’étrangler. Même les néons du plafond sont entourés de grillages d’acier pour prévenir toute tentative d’électrocution. Il pourrait se taper la tête contre le sol mais, avertis par les caméras de surveillance, les policiers de garde interviendraient sans doute à temps ; il en serait quitte pour un nez cassé, une arcade ouverte et une détention prolongée le temps de soigner ses ecchymoses à l’infirmerie.