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— Oh, regardez… Il y a un tennis et une piscine…

C’est alors que mon frère, âgé de huit ans, a pris la parole, et dit très calmement ceci :

— Si vous nous inscrivez là, on s’enfuira la nuit, on s’évadera, on partira le premier soir, jamais nous ne dormirons dans ce lieu.

Je pense que mon père passa de la nervosité à l’émotion. Aujourd’hui, je sais qu’il devait revoir sa propre enfance cauchemardesque d’interne à l’abbaye de Sorèze. Mes parents écoutèrent la visite guidée de l’école. Des pensionnaires s’étaient attroupés autour de la Rover ; ils se sont écartés pour nous laisser repartir. La voiture du retour était moins silencieuse qu’à l’aller, et plus gaie : nous avons tous éclaté de rire en entendant la météo d’Albert Simon sur « Europe Numéro Un ». Sa voix aiguë et chevrotante roulait les « r » : « le temps sela valiable sul la côte méditelanéenne » puis papa a enfoncé dans son tableau de bord la cartouche 8 pistes de Rubber Soul, le meilleur album des Beatles, qui venaient eux aussi de se séparer, et nous avons chanté « Baby you can drive my car, and Baby I love you, beep beep yeah » en dodelinant de la tête comme la famille unie que nous n’étions plus. Nous l’avions échappé belle. Maman déménagea dans le VIe arrondissement et nous inscrivit à l’école Bossuet. Ce jour-là, la chaîne de transmission du malheur familial s’est enrayée, grâce à la rébellion de Charles, mon sauveur.

Je sais aussi, parce que ma mère me l’a raconté, que je me suis mis à saigner du nez au moment de la séparation de mes parents. J’avais contracté une maladie sans gravité appelée « épistaxis » : les vaisseaux sanguins de mes narines étaient très fragiles, à la limite de l’hémophilie. Toutes mes chemises étaient tachées de sang, une fontaine rouge coulait quotidiennement de mon visage, j’avalais beaucoup d’hémoglobine, j’en vomissais aussi, c’était assez spectaculaire car, à force de saigner du nez, j’étais très pâle. Ma fille Chloë a peur du sang, je n’ose pas lui raconter que j’ai grandi ensanglanté, dans des pyjamas maculés de rouge, et que souvent je me suis réveillé dans la moiteur gluante d’un oreiller entièrement sanguinolent. Vampire de moi-même, je m’étais habitué au goût salé qui coulait quotidiennement dans ma gorge. J’avalais des litres d’un liquide rouge qui n’était pas du vin. J’avais mis au point une technique infaillible pour arrêter mes saignements (pincer la narine cinq minutes sans baisser la tête en attendant de coaguler) ou les déclencher (d’un coup sec sur l’arête nasale, ou en grattant la croûte dans la narine avec un ongle), et le sang tombait alors par grosses flaques sur le sol de la cuisine ou dans le lavabo de ma salle de bain, soleils rouges sur la faïence, « ceci est mon sang versé pour vous ». Au bout de huit jours de saignements fréquents, peut-être provoqués par jeu, caprice ou besoin d’attirer l’attention, ma mère, terriblement culpabilisée par la procédure de divorce en cours, m’emmena sous une pluie battante à l’Hôpital des Enfants Malades, voir un grand médecin spécialisé en pédiatrie : le professeur Vialatte. Ce grand ponte l’effraya en évoquant un début d’anémie et refusa d’exclure de son diagnostic l’éventualité d’une leucémie, avant de recommander mon repos complet au bord de la mer.

D’où mon premier souvenir : Guéthary 1972 est devenu ma pierre de Rosette, ma Terre promise, mon Neverland, le code secret de mon enfance, mon Atlantide, comme une lueur venue du fond des âges, à la façon de certaines étoiles mortes depuis des millénaires qui continuent de scintiller, nous donnant des nouvelles des confins de l’univers, et de l’autre bout du temps.

À Guéthary, en 1972, j’étais encore intact. Si ce texte était un DVD, ici j’appuierais sur « pause » pour figer cette image à tout jamais. Mon Utopie est derrière moi.

19

Les « non-A » de Van Vogt et le « A » de Fred

Mon enfance est à réinventer : l’enfance est un roman.

La France étant une nation amnésique, mon absence de mémoire est la preuve irréfutable de ma nationalité.

L’amnésie est un mensonge par omission. Le temps est une caméra, le temps fait défiler des photographies. Le seul moyen de savoir ce qui s’est passé dans ma vie entre le 21 septembre 1965 et le 21 septembre 1980, c’est de l’inventer. Il est possible que j’aie cru être amnésique alors que j’étais juste un paresseux sans imagination. Nabokov et Borges disent, à peu de choses près, la même chose : l’imagination est une forme de la mémoire.

Quand je sortirai, je feuilletterai les albums de photos de ma mère, comme Annie Ernaux dans Les Années. Ces images jaunies prouvent que ma vie a tout de même commencé quelque part. Sur une photographie prise dans le jardin de la Villa Patrakénéa de Guéthary, mon frère et moi sommes vêtus à l’identique : cols roulés rayés bleus et blancs à boutons dans le cou, bermudas gris, Kickers aux pieds, achetées chez Western House rue des Canettes. Quand on passe toute son enfance habillé avec les mêmes vêtements que son frère, on passe ensuite tout son âge adulte à tenter de s’en différencier. J’ai eu la raie sur le côté comme les jeunes guitaristes des groupes de rock français d’aujourd’hui. Ma mèche blonde avait trente ans d’avance. J’ai acheté des Malabars jaunes à dix centimes l’unité au kiosque de la grande plage et léché mon bras pour me tatouer leurs décalcomanies sur le poignet. J’ai été ce petit garçon parfumé à l’eau de Cologne Bien-Être, en culotte bavaroise, décoiffé dans le jardin de la Villa Navarre ou du château de Vaugoubert, à Quinsac. En jean New Man de velours côtelé rouge vif, j’ai grimpé entre les hêtres en pente de la forêt d’Iraty, roulé dans des vallées moelleuses assorties à mes yeux et vomi mes macarons de chez Adam et le chocolat chaud de chez Dodin dans l’Aston Martin qui nous y emmenait. Les 4 ?× ?4 n’existaient pas encore, à chaque virage les enfants étaient ballottés à l’arrière de la nouvelle voiture paternelle. Je me suis trempé dans l’eau froide d’une rivière, sous les pins géants, dans un air saturé de résine. J’ai posé avec mon frère devant un troupeau de brebis qui sentaient l’odeur de leur prochain fromage. Un rideau de pluie vernissait les pâturages, le ciel nuageux était un édredon somnifère, le temps était long, les enfants détestent les promenades, je crois que nous étions maussades comme nos bottes en caoutchouc boueuses, et des pottoks paissaient sur les versants herbeux de la venta de Zugarramurdi. A l’église de Guéthary, tous les dimanches d’été, ivre d’encens, j’ai chanté des cantiques en basque : « Jainkoaren bildotcha zukenzen duzu mundunko bekatua emaguzu bakea » (« Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous »). Pardon à mes amis basques si l’orthographe est approximative… Enfermé dans ma geôle, je ne puis vérifier dans un missel, je cite de mémoire, pour une fois que je me souviens de quelque chose. J’ai glissé sur le plongeoir de la piscine de l’Hôtel du Palais à Biarritz : quand il a fallu recoudre la plaie ouverte sans anesthésie, ma mère affirme que je fus stoïque. Je suis fier de mon courage enfantin, une cicatrice sous mon menton peut en attester. J’ai possédé un mange-disque en plastique orange dans lequel j’introduisais des 45 tours du groupe Il était une fois, de Joe Dassin, Nino Ferrer ou Mike Brant. La chanteuse d’Il était une fois est morte d’une overdose, Joe Dassin également, et Mike Brant et Nino Ferrer se sont suicidés. Très tôt, on peut donc dire que j’avais des goûts culturels borderline. J’ai porté un appareil dentaire rose baveux avec des élastiques accrochés aux canines, puis des bagues en métal rivées entre elles par du fil de fer qui me cisaillait les gencives. J’ai respiré la même odeur de cire sur les vieux escaliers de Pau et de Guéthary, mais cette odeur m’emmène aussi à Sare où mon grand-père avait acheté une autre maison : je surveillais les vaches qui dorment dans les prés nuageux de la montagne espagnole, je prenais le petit train qui gravit la Rhune. Ce sont à ce jour les plus beaux paysages que je connaisse, et pourtant j’ai voyagé depuis. Les vaches étaient beiges ou noires, et toutes les nuances de vert se déclinaient sous le bleu du ciel, les taches blanches étaient des troupeaux de moutons, même en cherchant, l’œil ne trouvait nulle laideur, aux quatre points cardinaux ces collines sentaient la joie. J’ai voyagé avec mon père et mon frère, en Amérique et en Asie, aux Antilles, en Indonésie, à l’île Maurice et aux Seychelles. C’est lors de ces voyages exotiques qu’il m’est arrivé quelque chose de crucial : je me suis mis à écrire alors que je lisais à peine. Il existe des cahiers où j’ai commencé à noter toutes nos activités. Malheureusement j’ai perdu ces importantes pièces à conviction. Où est passé le cahier Clairefontaine où j’ai écrit pour la première fois… C’est à Bali qu’a débuté ma carrière d’autobiographe, en 1974. Notre père nous avait emmenés durant un mois en Indonésie : un grand et beau voyage dont je ne me souviendrais pas si je ne l’avais scrupuleusement noté dans un carnet. C’est là-bas que j’ai contracté cette habitude saugrenue : je racontais jour après jour tout ce que j’avais fait dans la journée, ce que nous mangions, les plages, les spectacles de danse folklorique en costumes traditionnels (doigts tordus, têtes penchées, ongles longs, pieds cambrés, coiffes dorées pointues comme les temples), les combats avec mon frère dans la piscine, les amies successives de mon père, Charles qui n’arrivait pas à sortir de l’eau en ski nautique, ainsi que le tremblement de terre qui nous a réveillés, une nuit, à l’hôtel Tandjung Sari, et le serpent aperçu par Charles sous la mer à Kuta Beach qui n’était en réalité que l’ombre de son tuba. Mon père disait que la mer était infestée de « serpents minute », ainsi nommés car toute personne qui marchait dessus mourait une minute après. Il s’étonnait ensuite de notre refus de nous baigner ailleurs que dans la piscine ! Pourquoi, alors que je n’en avais jamais ressenti le besoin, m’a-t-il semblé tout d’un coup indispensable de consigner ma vie dans des cahiers à double interligne ? Sans doute avais-je compris alors qu’écrire permettait de se souvenir. Minutieusement, je devins le greffier du provisoire, l’alchimiste capable de transmuter un mois de vacances en éternité. J’écrivais pour fixer des moments éphémères. C’est pourquoi je n’écrivais que lors des vacances paternelles — l’été suivant, même impulsion lors de notre tour de l’Amérique. Si j’ai tout oublié, c’est peut-être parce que toute ma mémoire résidait dans ces carnets d’enfant égarés.