L’ambiance indisciplinée chez mon père, avec en fond sonore les gémissements de Jose Feliciano — le Ray Charles portoricain — et les rires haut perchés de femmes étrangères, l’odeur de whisky tourbé se mêlant à la fumée du feu de bois crépitant dans la cheminée, les klaxons provenant des fenêtres ouvertes sur la rue, un brouhaha permanent, des bols de noix de cajou, les cendriers pleins avec parfois une gélule d’amphétamine coupe-faim perdue entre les mégots, cette fête « moderne » contrastait avec la rigueur de la semaine chez ma mère, qui écoutait les chansons cafardeuses de Barbara, Serge Reggiani ou Georges Moustaki, respectait des horaires d’école stricts, dans la monotonie des journées d’hiver, l’ami Ricoré le matin, les cartables pesants qui sciaient nos frêles épaules, la cantine dégueulasse avec ingestion quotidienne de céleris rémoulade et de macédoines de légumes, et le visage triste de Roger Gicquel tous les soirs sur l’écran de la télé couleur louée chez Locatel, après le dîner dans la cuisine — escalopes à la crème, spaghettis, yaourts viennois de la marque Chambourcy — et l’on devait toujours se coucher tôt puisque le lendemain était identique. Mon propre divorce reproduit sans doute le même schéma aux yeux de ma fille : elle vit chez une maman présente, aimante, responsable, et passe un week-end sur deux chez un père fuyant, séducteur et irresponsable. Lequel l’amuse davantage ? Il est tellement facile d’avoir le beau rôle. Avoir la garde de l’enfant vous amoindrit à ses yeux : vous devenez quotidien. L’enfant est un ingrat. Si vous voulez attirer l’attention de quelqu’un, il faut le quitter.