— 24 heures de claustration pour une fiesta débile ? La société française devient folle !
— C’est la consigne en ce moment. Comme on n’arrive pas à endiguer le trafic de drogue, on s’en prend aux consommateurs. C’est la même chose que pour la prostitution, on s’attaque aux clients. S’il n’y a plus de clients, il n’y a plus de problème.
— Vous marchez sur la tête…
— C’est pareil avec la pédophilie. Comme on n’arrive pas à empêcher des détraqués de violer des enfants, on arrête les gens qui téléchargent des films pédophiles sur internet.
— Vous voyez bien que c’est profondément injuste ! Un type qui se branle en matant une vidéo, un autre qui sniffe un trait de farine, un troisième qui se tape une pute albanaise, c’est peut-être monstrueux si vous y tenez mais admettez que c’est MOINS GRAVE que le type qui a enregistré la vidéo pédophile, celui qui a importé la tonne de coco et le proxénète qui tabasse son tapin !
— Que voulez-vous : s’il n’y a plus de demande, il n’y a plus d’offre !
— Vous parlez comme un économiste ! Arrêter les dépravés, c’est le début de la dictature. Vous ne vous en rendez même pas compte mais vous cautionnez un retour à l’ordre moral complètement facho.
— Vous êtes des dommages collatéraux du système de santé français… On veut protéger la santé des citoyens parce qu’elle coûte cher à la communauté. Vous savez qu’avec la coke, passé 40 balais, vous risquez l’infarctus en permanence.
— Oh merci, depuis ce matin tôt, la police française me porte à bout de bras !
Le Poète se mit alors à réciter un texte :
— « Un gouvernement fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, semblable à celle d’un père envers ses enfants c’est-à-dire un gouvernement paternaliste, où donc les sujets, comme des enfants mineurs qui ne peuvent distinguer ce qui leur est véritablement utile ou nuisible, sont réduits au rôle simplement passif d’attendre du seul jugement du chef de l’État qu’il décide comment ils doivent être heureux, et de sa seule bonté qu’il veuille bien s’occuper de leur bonheur : un tel gouvernement est le plus grand despotisme qu’on puisse concevoir. »
— C’est de qui ça ?
— Kant, « Sur l’expression courante : c’est bon en théorie… », 1793.
— Oscar Wilde a dit la même chose en plus court : « Il est impossible de rendre les gens bons par décret parlementaire. »
Bientôt un autre policier nous apporte une nouvelle barquette de bœuf-carottes réchauffé au micro-ondes. Ici le menu est le même tous les jours. Cela signifie qu’il est l’heure du dîner. La nuit est probablement tombée, dehors. Je refuse de toucher cette bouillie, je fais la grève de la faim. À ce moment-là, je suis encore persuadé que je vais dîner chez Lipp. Je n’ai pas encore eu affaire à Jean-Claude Marin.
Je ne peux pas écrire ici tout le bien que je pense de Jicé. Jean-Claude Marin est procureur de Paris : il faut faire super gaffe quand on écrit sur lui, c’est peut-être une des raisons pour lesquelles personne ne parle jamais de Jean-Claude Marin. Ce matin-là, le 29 janvier 2008, Jean-Claude Marin est arrivé dans son bureau. Il a suspendu son manteau à une patère, s’est assis et saisi de mon dossier. Jean-Claude Marin a demandé qu’on lui transmette toutes les affaires concernant des célébrités. Physiquement, Jean-Claude Marin ressemble à Alban Ceray (l’acteur porno) mais sa vie est moins rigolote. Jean-Claude Marin a été nommé procureur de Paris par Jacques Chirac. Depuis, Jean-Claude Marin demande des compléments d’information ou des enquêtes préliminaires, fait appel des jugements, classe les dossiers sans suite, enfin la vie habituelle de tout procureur n’est pas trépidante. Pourtant il faut savoir que Jean-Claude Marin peut détruire la vie de n’importe quel habitant de la capitale de la France. Jean-Claude Marin peut envoyer une escouade de flics sur-le-champ chez moi ou chez Grasset quand il le désire. Sur les photos, Jean-Claude Marin porte une cravate triste et une chemise rayée pour que personne ne sache qu’il est extrêmement puissant (c’est sa tenue de camouflage, à JCM). Par exemple, le 29 janvier 2008, Jean-Claude Marin reçoit mes analyses d’urine, confirmant ce que tout le monde sait déjà (ouh la la, j’ai consommé de la drogue avec un pote, la France est en danger !) et décide de me laisser croupir une nuit supplémentaire. Les policiers argumentent avec Jean-Claude Marin. Ils disent à Jean-Claude Marin que je ne suis qu’usager, que j’ai reconnu les faits et que la garde à vue n’a nul besoin d’être prolongée. Mais Jean-Claude Marin pense que mon roman 99 francs fait l’apologie de la consommation de coke, ce qui prouve qu’il ne l’a pas lu — à cause de son addiction, Octave, le héros de ce livre, perd sa femme et son travail, puis fait une overdose et part en cure de désintoxication, avant de finir en prison pour complicité de meurtre. Cela prouve aussi que Jean-Claude Marin ne fait pas la différence entre la fiction et la réalité, entre un personnage de roman et son auteur. Ce n’est pas de sa faute : Jicé n’est pas un littéraire, c’est un juriste. Donc en cet après-midi atroce, Jean-Claude Marin veut donner une bonne leçon de claustrophobie à un « people » qui n’a pas fermé l’œil de la nuit. La première nuit a puni Frédéric, il faut désormais punir Octave. Jean-Claude Marin se prend pour mon père. Arrière, étranger ! Tu es toléré de justesse dans ce livre, intrus. Mais tu n’es pas de ma famille. Je t’informe que tu es prisonnier de ce récit, Jean-Claude Marin, à perpétuité. Moi aussi j’ai un pouvoir : je te place en détention non provisoire dans mon chapitre 27. Ah tu as voulu jouer au Jean-Claude ? À mon tour de te faire de la publicité. Les mots : Jean, Claude, et Marin, pour les générations à venir, ne seront pas un prénom et un nom oubliés, mais le symbole de la Biopolitique Aveugle et de la Prohibition Paternaliste. Permets-moi, c’est la moindre des politesses, mon Jeanclaude, de t’immortaliser pour les siècles des siècles, puisque Ronsard n’a adressé aucune ode à tes ancêtres. Merci qui ? Merci Freddy, le Comte de Monte-Cristo du Baron !
28
Frère du précédent
Et si Freud s’était trompé ? Et si l’important n’était pas le père et la mère, mais le frère ? Il me semble que tous mes actes, depuis toujours, sont dictés par mon aîné. Je n’ai fait que l’imiter, puis m’opposer à lui, me situer par rapport à mon grand frère, me construire en le regardant. Un an et demi d’écart, ce n’était pas assez : nous étions des faux jumeaux. Le problème, c’est que Charles est imbattable, il est l’homme parfait. Il ne m’a donc laissé qu’une option : être un homme imparfait.
Qu’est-ce que c’est un petit frère : un ami ? Un ennemi ? Un ersatz de fils ? Un plagiaire ? Un esclave ? Un rival ? Un intrus ? Soi en plus jeune ? C’est ton propre sang qui t’énerve et toi que tu reconnais en un autre. Un nouveau Toi. Jean-Bertrand Pontalis a écrit un texte limpide sur la fratrie intitulé Frère du précédent. Telle est sans doute la meilleure définition de mon identité : j’étais le frère du précédent. Inconsciemment, il est probable que j’ai tout mis en œuvre pour que partout, désormais, quand mon aîné se présente à quelqu’un, on lui demande s’il est de ma famille. Au commencement, il y avait Charles aux yeux tellement plus bleus, Charles aux dents impeccablement blanches. J’étais le puîné leucémique, le gringalet chétif, le cadet famélique au profil de croissant de lune, au visage concave.
Il n’est pas plus facile d’être l’aîné, censé donner l’exemple. L’essuyeur de plâtres, le Roi déchu, le brouillon du deuxième, un père de substitution ? Comme Caïn avec Abel, mon frère aîné a passé son enfance à essayer de me tuer. Une fois il a bien failli réussir, lorsqu’il me poursuivait, armé d’un tournevis, à Pau, dans la salle de jeux au sous-sol de la Villa Navarre. C’est ma cousine Géraldine qui m’a sauvé la vie en s’interposant. Un autre jour, il me jeta des boules de pétanque à la figure. Je dansais pour esquiver les projectiles d’acier chromé. Mon cousin Edouard, plus jeune de quelques années, fut très impressionné par nos déchaînements de violence. Édouard Beigbeder travaille aujourd’hui dans l’action humanitaire pour l’UNICEF, il s’est rendu au Rwanda, en Bosnie, en Ossétie, au Sri Lanka après le tsunami ; je pense qu’il a vu davantage d’horreurs que la plupart des gens que je connais. Pourtant il se souvient encore de mes cris de terreur quand Charles me poursuivait. Mon aîné a également tenté de me noyer en tenant ma tête sous l’eau dans toutes les piscines et toutes les mers, c’est grâce à lui si je suis devenu un champion d’apnée — aujourd’hui encore je peux retenir ma respiration pendant deux minutes sous l’eau sans difficulté. Une autre méthode consistait à m’étouffer sous son oreiller, les épaules immobilisées par ses genoux. Je ne lui en ai jamais voulu puisque c’était toujours moi qui le provoquais en détruisant tout ce qu’il construisait, qu’il s’agisse d’une maison en Lego, d’un château de sable ou d’une maquette d’avion. Mon père avait aussi un frère aîné autoritaire, cassant, humiliant (Gérald Beigbeder) ; il l’a cordialement détesté toute sa vie. La haine de l’aîné pour le suivant est naturelle (le nouveau lui vole sa part du gâteau), mais elle n’est pas obligatoirement réciproque. Très tôt j’ai adopté une posture narquoise à la Gandhi. A l’autorité du grand frère, j’opposais un pied de nez permanent. La seule différence avec le Mahatma était que j’attaquais souvent par surprise, notamment en frappant sur les cuisses de Charles avec mes genoux pointus, en criant « béquille », méthode peu pacifique qu’à ma connaissance le fondateur de l’Inde moderne n’a jamais utilisée. Les béquilles formaient ensuite des hématomes verts et jaunes sur les hanches de mon frère. Les tentatives de meurtre fraternelles peuvent donc être considérées comme de la légitime défense. Somme toute, nous étions deux frangins normaux, avec nos ecchymoses en guise de médailles.