Mon frère monogame serait-il plus heureux que moi ? Je constate que la vertu et la foi semblent lui procurer plus de bonheur que mon hédonisme et mon matérialisme ; le vrai révolté, le seul fou, le grand rebelle de la famille, c’est lui, depuis toujours et je ne le voyais pas, alors que mes fêtes défoncées d’adolescent attardé ne sont qu’obéissance docile à la marche du monde. L’injonction capitaliste (tout ce qui est agréable est obligatoire) est aussi stupide que la culpabilité chrétienne (tout ce qui est agréable est interdit). Je m’étourdis, incapable de grandir, quand lui bâtit son existence sur un mariage solide, des enfants présents, une religion éternelle, une maison avec jardin fleuri. Je jouis la nuit en prenant des airs supérieurs sans voir que je suis le plus bourgeois des deux. En fuyant ma famille, je ne me rendais pas compte que j’abdiquais face à une aliénation bien pire : la soumission à l’individualisme amnésique. Privés de nos liens familiaux, nous sommes des numéros interchangeables comme les « amis » de Facebook, les demandeurs d’emploi de l’ANPE ou les prisonniers du Dépôt.
J’ai perdu mon père à l’âge de sept ans et mon frère à l’âge de dix-huit ans. Or c’étaient les deux hommes de ma vie.
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Peut mieux vivre
Quand j’étais petit, on ne mettait jamais sa ceinture dans une automobile. Tout le monde fumait partout. On buvait au goulot en conduisant. On slalomait en Vespa sans casque. Je me souviens du pilote de Formule ?1 Jacques Laffitte conduisant l’Aston Martin de mon père à 270 km/h pour inaugurer la nouvelle autoroute entre Biarritz et San Sebastian. Les gens baisaient sans capote. On pouvait dévisager une femme, l’aborder, essayer de la séduire, peut-être de l’effleurer, sans risquer de passer pour un criminel. La grande différence entre mes parents et moi : dans leur jeunesse les libertés augmentaient ; durant la mienne elles n’ont fait que diminuer, année après année.
Il est certain que la Quête de Plaisir Fugace diminue l’espérance de vie chez l’écrivain. Jacques Vaché est mort à 23 ans d’une overdose d’opium, Jean de Tinan à 24 ans de rhumatismes aggravés par une consommation d’alcools frelatés, Georg Trakl à 27 ans d’une overdose de cocaïne, Hervé Guibert à 36 ans du sida, Roger Nimier à 36 ans dans un accident d’Aston Martin, Boris Vian à 39 ans d’excès festifs sur cœur fragile, Guillaume Dustan à 40 ans d’une intoxication médicamenteuse, Guy de Maupassant à 43 ans de la syphilis, Scott Fitzgerald à 44 ans d’alcoolisme, Charles Baudelaire à 46 ans de la syphilis, Alfred de Musset à 46 ans d’alcoolisme, Albert Camus à 46 ans dans un accident de Facel Vega, Jack Kerouac à 47 ans de cirrhose, Malcolm Lowry à 47 ans d’une overdose de somnifères, Frédéric Berthet à 49 ans d’alcoolisme, Jean Lorrain à 50 ans d’une péritonite consécutive à l’abus d’éther, Hans Fallada à 53 ans d’une overdose de morphine, Paul-Jean Toulet à 53 ans d’une overdose de laudanum… N’ayant pas le talent de mes maîtres, puis-je espérer, ô Seigneur, ne pas partager non plus leur brève durée de vie ? Depuis que j’ai un enfant, je ne tiens plus à mourir jeune.
Vers 19 heures, le policier qui m’a interrogé est revenu dans mon chenil pour m’avertir, le visage pâle.
— C’est incroyable, je n’ai jamais vu ça. Vous êtes déféré au Dépôt. Je ne comprends pas.
Il soupire mais pas autant que moi. Je suis allé de déceptions en fausses joies depuis vingt-quatre heures. La douleur ne provient pas uniquement de la réclusion mais de l’espoir sans cesse déçu. Je pense à mon chat qui doit crever de faim, enfermé dans mon appartement. C’est le monde à l’envers : je suis presque obligé de consoler le flic qui, lui, va dormir chez lui.
— On va vous transférer en fourgon de police à l’île de la Cité pour passer une deuxième nuit en cellule et le procureur vous verra demain matin. Je suis désolé, il faudra encore vous menotter.
— Mais ça veut dire quoi ? On va nous condamner à de la prison ferme ?
— Je n’en sais rien, on a transmis un dossier qui est vide, c’est pas l’usage de prolonger la garde à vue d’un simple consommateur, mais bon… C’est peut-être le coup du capot qui l’a agacé. Ou alors ils veulent faire un exemple, se payer un mec connu.
La loi prévoit d’enfermer les drogués pendant une année maximum quand ils fument un pétard, tapent un rail, gobent une pilule, piquent leur bras. Même le Poète est assommé ; il commence à craindre une accusation plus lourde (dealer de Beigbeder ? il risque gros…). Il se confond en excuses :
— C’est ma faute, putain, je suis désolé.
— Tais-toi, tu n’y peux rien.
— Finalement je t’ai offert ce qui manquait à ton destin : la déchéance. « Malheur à ceux que le malheur épargne… »
— C’est de toi ?
— Oui.
— Je peux le mettre dans mon livre ?
— OK.
Voilà qui est fait.
Je ne parviens plus à départager ce qui me cause le plus de peine : la fatigue, la colère, la claustrophobie, l’inconfort, la honte et maintenant la trouille ? Coups de massue successifs sur ma tête de gargouille barbue puant de la bouche, effarée, aux yeux exorbités, cernés, abattus. La nuit qui commence est la plus longue de ma vie. Je croyais le cauchemar fini : il commence. A partir de cet instant, où la lourde porte en métal s’est refermée sur mon ventre noué, je ne suis plus qu’une ombre, un esclave hagard, un mort-vivant qu’on trimbalera d’un point à un autre avec les mains attachées, livide, soumis, muet, groggy. Je déclare solennelle ment que ce soir-là, des gens auxquels je n’avais rien fait ont décidé de mettre mon humanité entre parenthèses, et y sont parvenus. Ils ont déféré un enfant dans leur camionnette blanche ; ils ont précipité un agneau à l’abattoir.