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Les enfants gavés

Le divorce multiplie tout par deux : deux appartements, deux Noëls, deux chambres, une existence dédoublée. Pourtant l’événement m’a subdivisé, je me suis senti comme amputé : je suis devenu demi-pensionnaire, demi-part, demi-portion, une moitié d’homme. Leur séparation a renvoyé mes parents dans leurs univers distincts : papa à sa bourgeoisie excentrique, maman à sa noblesse fauchée. Le générique de la série Amicalement vôtre, dont la diffusion a commencé en 1972 sur la deuxième chaîne de l’ORTF, me semble résumer mes parents. C’est un « split-screen » — écran coupé en deux dans le sens de la hauteur. A droite de l’écran, Lord Brett Sinclair, l’aristocrate anglais, snob et raffiné, avec un foulard noué autour du cou (ma mère, interprétée par Roger Moore) ; à gauche de l’écran, Danny Wilde, le parvenu amerloque, flambeur, désinvolte et rigolo (mon père, joué par Tony Curtis). Chez mon père l’appartement était plus luxueux, il y avait un chauffeur-cuisinier, des filles de passage, une solitude joyeuse, mais une solitude quand même. Chez ma mère on se sentait plus à l’étroit, la réalité était moins spacieuse mais plus chaleureuse, parce que c’était la vraie vie, celle de tous les jours, avec une tendre mère en guise d’homme à tout faire. Le divorce m’a appris à cloisonner, à mener une double vie, à développer le don d’ubiquité et de duplicité. Ne pas parler de papa chez maman, ni de maman chez papa. Ne surtout pas les comparer. La télévision était louée chez ma mère, et achetée chez mon père. Papa nous déposait en bas de l’immeuble du 22, rue Monsieur-le-Prince, pour ne pas croiser maman. Nous devions monter l’escalier quatre à quatre, sonner chez notre mère, entrer, foncer dans le salon, ouvrir la fenêtre sur la rue et faire signe à notre père que nous étions bien arrivés. Être aussi heureux dans 50 mètres carrés que dans un triplex cinq fois plus grand. Continuer de faire comme si tout était normal, puisque, comme disait maman : on avait « de la chance par rapport aux petits Éthiopiens ». Nos ventres n’étaient pas gonflés par la malnutrition mais par les éclairs au chocolat. Nos yeux n’étaient pas couverts de mouches mais entourés de lunettes. Quand je priais pour les Éthiopiens à la messe de l’école Bossuet, c’était surtout pour ne pas leur ressembler.

Je ne porte aucun jugement moral sur le divorce de mes parents, pour avoir imposé à mon tour la même procédure à ma descendance. Mais cessons de nier que cette nouvelle façon de vivre façonne les enfants. La nouvelle norme, c’est d’avoir deux maisons, quatre parents (au minimum), d’aimer des gens qui ne s’aiment plus entre eux, de craindre constamment les ruptures, d’avoir parfois à consoler ses parents, et d’entendre deux versions de chaque événement, comme un juge dans un procès.

Les enfants de parents divorcés en 1972 furent surexposés au plein vent de l’épicurisme moderne : la première Libération (1945) avait déjà préparé la religion du confort, la deuxième (1968) a créé des jouisseurs avides et insatiables. Par réaction, la progéniture de ces adultes doublement libérés a conçu mécaniquement une angoisse de la liberté. Les enfants des divorcés des années 70 sont donc tous :

— des besogneux qui font semblant d’être désinvoltes

— des rigoureux qui jouent les noceurs

— des romantiques qui se prétendent blasés

— des ultrasensibles qui se défoncent pour avoir l’air indifférents

— des anxieux qui se font passer pour des révoltés

— des hommes en ballottage.

Ce que je sais de leur divorce, je ne l’ai su que par recoupements postérieurs. Il est parti trop souvent en voyage, il a été remplacé. Il lui a raconté ses infidélités, elle s’est vengée. Les versions divergent toujours : chacun rejette les torts sur l’autre pour rester innocent devant les enfants. Sur le moment, rien n’était formulé verbalement, nous devions deviner, apprendre à lire entre les mots, sans poser de questions, en souriant, dans le silence du bonheur intouchable. Personne n’a jamais crié, la joie de vivre s’est évanouie avec l’arrivée de la pilule, l’année de ma naissance — je suis né de justesse.

Tout le monde avait raison, tout le monde mentait sans le vouloir, parce que personne ne voulait se souvenir exactement de la vérité, qui pourtant nous aurait moins fait souffrir que la perception que nous en avons eue : nos parents se sont ennuyés de nous. Cette vie ne leur ressemblait plus. Notre famille ne leur suffisait pas. Les deux frères blonds sur la pelouse verte étaient insatisfaisants, le jeu était fini trop tôt. L’aventure était ailleurs, l’époque changeait de norme, la bourgeoisie serait désormais compatible avec le plaisir, le catholicisme n’interdisait plus de jouir. On allait enfin vivre moins sérieusement, dans un monde où le bonheur sexuel était une priorité. Et les garçons ? Ils suivraient, ils survivraient. Un divorce est moins grave qu’une guerre mondiale. Personne n’en meurt, ils ne se plaindront pas. Les garçons furent gâtés, couverts de baisers et de cadeaux, de Mako moulage, Mako bougies, Chimie 2000[4], de Lego, de Meccano, de petits soldats Airfix et de trains électriques Märklin. C’était Noël tous les week-ends pour se faire pardonner, puisqu’on était entré dans cette nouvelle société dont parlait le Premier ministre à voix de canard (Jacques Chaban-Delmas), une société de consommation illimitée, de luxe américain, un monde où la solitude serait intégralement compensée par les jouets et les cornets de glace. Les enfants furent tellement gavés qu’ils ont fini par s’abîmer. Les parents séparés paraissaient plus jeunes que leurs enfants chiants, comme dans la série Absolutely Fabulous, où la fille donne de pénibles leçons de morale à sa mère alcoolique. C’est en 1972 que les générations ont cessé de s’opposer : on vivrait tous comme des individus infantiles, des copains sans âge. Les parents seraient d’éternels enfants. Les enfants seraient adultes à huit ans, comme dans Bugsy Malone ou La Petite, films de cette époque. Mon frère et moi n’avons pas choisi cette situation. Mais ce qui est arrivé est arrivé : en 1972, nous avons vu naître nos parents.

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Dépôt légal

Comparé au Dépôt, le commissariat du VIIIe, c’est l’hôtel Fouquet’s Barrière. La première nuit était une plaisanterie de mauvais goût, un jeu aux gendarmes et aux voleurs, un gag de potaches, comme la beuverie des postiers dans Bienvenue chez les Ch’tis. La seconde nuit dure un an, dix ans, elle dure encore. Je ne savais rien, j’ai vécu toute ma vie dans l’ignorance. Je me suis aperçu cette nuit-là que je n’avais jamais souffert. Cet endroit est la honte de mon pays, un enfer comme la prison de la Santé où je suis allé rencontrer les prisonniers il y a quelques années, alors que Véronique Vasseur venait d’écrire un pamphlet pour en dénoncer la vétusté : le livre lui avait coûté son job de médecin-chef mais n’a rien changé à la scandaleuse dégueulasserie de la geôle parisienne. Le Dépôt est suintant, gluant, glacial comme la Santé. Le nom sonne trop gentil : ce n’est pas un Dépôt, c’est un cachot. Le Dépôt est une fosse commune où l’on déverse les corps cadavériques des réprouvés. Ce donjon date du Moyen Âge et vous pouvez à tout moment y être détenu. C’est un grand hall souterrain aux murs épais, aux plafonds voûtés, avec des rangées de cellules à gauche et à droite, en haut et en bas, séparées par des grillages et de lourdes portes en métal à verrous coulissants, dans lesquelles des hommes appellent au secours, supplient de sortir, clament leur innocence et se font casser la figure derrière les barreaux. Le Dépôt de Paris est une prison miniature d’une quarantaine de cellules où s’entassent tous les « déférés » : les délinquants ou criminels qu’on a jugé utile d’envoyer sous le Palais de justice en attendant qu’un juge daigne se réveiller. Il vous suffit de boire trois verres de vin et de prendre le volant, de tirer une bouffée de joint qu’on vous a tendu, d’être raflé lors d’une bagarre ou embarqué au cours d’une manifestation, et si le juge ou le flic est mal luné, si vous êtes connu et qu’ils veulent se payer votre tête, ou juste arbitrairement, par pur plaisir sadique, parce que leur femme les a mal baisés la veille, vous irez séjourner au Dépôt, sur l’île de la Cité, au fond d’une cour, sous la terre, à l’intérieur de la préfecture de police, derrière le palais de justice de Paris, en plein cœur de la Ville lumière, à deux pas de la Sainte-Chapelle, et l’on vous jettera menotté dans un trou noir, on vous désapera intégralement à nouveau pour regarder dans votre cul, avant de vous pousser dans un cachot humide et gelé sans ouvertures, dont le lit est une planche de bois, où les chiottes sont posées par terre, une cage à zombies non chauffée dont même les geôliers s’excusent avec embarras en baissant les yeux. Une gardienne de la paix charitable, m’ayant reconnu, est venue m’apporter deux couvertures malodorantes, voyant que je grelottais recroquevillé en position fœtale. Quand j’en ai eu marre d’apprendre par cœur « Liaisons, le magazine interne de la préfecture de police » — seule lecture que l’on m’ait accordée après mes supplications —, j’ai beuglé jusqu’à ce que le fonctionnaire de service prenne un rendez-vous à quatre heures du matin avec le médecin de garde pour qu’il me prescrive des anxiolytiques, car l’État aussi deale de la drogue gratuite, il suffit d’insister. Je sais ce que vont penser certains lecteurs : Marie-Chantal fait de la garde à vue chez Marie-Antoinette[5] ! Si vous pensez cela, c’est que l’on ne vous a jamais enfermé. Tous ceux qui ont déjà fait de la garde à vue savent de quoi je parle : le retour à l’état de bête soumise et inquiète. Et pourtant j’ai eu droit au traitement « V.I.P. », paraît-il, c’est-à-dire que j’ai été enfermé dans une cellule individuelle, séparé du Poète et livré à mon angoisse claustrophobe. L’écho des pas et des cris étouffés du Dépôt résonnera toujours dans ma tête. Le bruit des chaînes, des clés, des menottes, des sanglots. Le gel sous la terre. « C’est pas notre faute, on manque de budget. » Ce n’est jamais la faute de personne quand on accepte l’inhumanité. La France a trouvé des milliards d’euros pour renflouer ses banques en 2008 mais elle tolère un POURRISSOIR D’HUMAINS au centre de Paris. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a dénoncé cet endroit en vain. Il y a une volonté gouvernementale qui est de laisser cet endroit accablant exister au cœur de notre Cité. Quelqu’un a pris la décision rationnelle de torturer les gens en France. La France est un pays qui pratique la torture dans le Ier arrondissement, juste en face de la Samaritaine. Et moi aussi je serais complice de cette calamité si je ne la décrivais pas ici. Comment ai-je pu vivre 42 années sans m’intéresser à cette atrocité qui se déroule dans ma propre ville ? Comment osons-nous donner des leçons à la Chine, à l’Iran ou à la Libye alors que la France ne se respecte pas elle-même ? Nous avons élu un président de la République qui passe son temps à libérer des prisonniers à l’étranger et à jeter des gens aux oubliettes chez lui. Chers lecteurs français, des personnes présumées innocentes sont TOUS LES JOURS déférées dans ce cloaque réfrigéré et putride AU PAYS DES DROITS DE L’HOMME. Je vous parle d’une abjection absolue qui se situe à côté de la place Saint-Michel et de ses bars musicaux, à un bras de Seine de chez Lapérouse, où les notables se font sucer depuis trois cents ans dans des salons privés, jouxtant la Conciergerie où l’on tourne des films et organise des réceptions (j’y ai dansé autrefois en smoking loué au Cor de Chasse, lors de rallyes mondains), derrière le Palais de justice où je suis allé deux fois pour divorcer, à deux pas de la ravissante place Dauphine où vivaient Montand et Signoret, oui, à deux pas de chez ces grands comédiens qui ont milité toute leur vie contre ce type de traitement, au milieu de la Seine, il existe un endroit de souffrance éclairé tous les soirs par les bateaux-mouches, un bagne crade, une tache dégueulasse, un gouffre moite sans fond, une cave frigorifique où les cris des malheureux résonnent toutes les nuits en vain, oui, où les pleurs montent vers le ciel toutes les nuits que Dieu fait, EN CE MOMENT, AUJOURD’HUI, MAINTENANT, TOUT DE SUITE, DANS LA CAPITALE DE LA FRANCE.

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4

Rue Monsieur-le-Prince, j’ai mélangé du permanganate de potassium à de l’eau : le mélange forma un précipité violemment violet, qui se renversa dans mon cartable, tacha mes vêtements et laissa des traces marron sur mes mains pendant un mois. Aujourd’hui ce type de jouet est totalement prohibé, le permanganate de potassium est classé comme un explosif, une substance hautement toxique. On voit que j’ai commencé très jeune à manipuler des produits illicites. (Note de l’auteur de moins en moins amnésique à mesure que son récit approche de son dénouement).

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5

La Reine Marie-Antoinette fut incarcérée à la Conciergerie en 1793.