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Songes et mensonges
J’ai eu beaucoup de chance, mes parents n’avaient qu’un but : ne pas traumatiser leurs enfants. C’était leur obsession, leur seule ligne de conduite. Protéger les deux fils. Qu’ils ne puissent pas détester leurs parents comme eux avaient détesté les leurs : nos grands-parents rétrogrades, aristocrates désargentés et bourgeois extravagants, qui les avaient élevés trop strictement, enfermés en pension, avec leurs principes dénués de tendresse, ou distraitement, avec trop de distance et de pudeur. Quand mes parents ont divorcé, ma mère a choisi de dissimuler la vérité à ses enfants pour les couver. Voici son mensonge inutile et pardonné qui a fait tant de dégâts. Au lieu de nous dire :
— Je quitte votre père parce que je suis tombée amoureuse d’un autre homme.
Elle a préféré dire :
— Votre père travaille beaucoup, en ce moment il est à New York.
Je ne reproche pas à ma mère de nous avoir caché la vérité mais d’avoir imaginé une histoire moins belle que la vraie. Il aurait suffi de nous dire qu’elle en aimait un autre… « Papa est en voyage d’affaires », c’est moins beau qu’« Anna Karénine ». Mais ma mère se sentait coupable d’être tombée amoureuse d’un autre que mon père. Je m’en veux d’avoir déclenché cette culpabilité. Il n’y a rien de mal à ne plus aimer, et encore moins à tomber amoureux. J’ai honte d’avoir donné honte à ma mère. Les enfants veulent une chose impossible : que rien ne change jamais. Ils traitent leurs parents d’égoïstes alors que ce sont eux les égoïstes, qui voudraient que leurs parents se sacrifient toujours pour eux. Quand je lui demandais sans cesse où était papa, et pourquoi il travaillait autant, maman répétait que tout allait bien.
— Et il revient quand ?
— Je ne sais pas, ninouche.
Le bonheur litanique est suspect. Nous venions de quitter un grand appartement sur l’avenue Henri-Martin pour emménager dans un petit deux pièces rue Monsieur-le-Prince. Même un enfant de six ans en jeans New Man peut comprendre que sa maison a rapetissé, et constater que son père n’y vient jamais. Rue Monsieur-le-Prince, maman nous a appris à nous brosser les dents, a mis du mercurochrome sur nos plaies, a séché nos cheveux blonds, et préparé la Blédine au chocolat. Comme je passais beaucoup de temps devant la télévision, je me suis mis à regarder les séries américaines pour voir mon père, puisqu’il « travaillait à New York ». Je m’imaginais que j’allais le surprendre au coin d’un immeuble, dans le feuilleton, le voir sortir d’un restaurant, monter dans une limousine en ajustant son nœud de cravate entre deux rendez-vous d’affaires. New York me donnait des nouvelles de mon père débordé. La fumée blanche qui sort du trottoir, les escaliers extérieurs rouillés, les néons des hôtels qui clignotent, les sirènes de police, les ponts suspendus… c’était la maison de mon père. Mon père était le détective Mannix, ou le héros de Mission Impossible dont le magnétophone « s’autodétruira dans les cinq secondes ». Je l’accompagnais mentalement dans cette Amérique où je n’avais jamais mis les pieds. J’étais new-yorkais comme lui, la nuit je rêvais de gratte-ciel irréels et gigantesques, de promenades où mon père me prenait la main pour m’emmener au cinéma, où nous mangions du pop-corn, hélions un taxi jaune, et cela ne me déran geait pas de l’attendre entre deux réunions dans le lobby d’un grand hôtel, ou le couloir d’un building climatisé. J’étais loin de la rue Monsieur-le-Prince, dans ce film américain qui n’existait que dans ma tête. Un rêve au pays de ma grand-mère Carthew-Yorstoun, où je n’aurais pas perdu mon père. Dans mes draps à l’effigie de Mickey ou Snoopy, je me fixais de bonnes résolutions : la prochaine fois que mon père serait à la maison, je me débrouillerais pour ne plus être encombrant, je me ferais tout petit, promis, hein Charles, quand il rentrera de New York, il faudra être sage avec papa, sinon il risque de repartir. Pauvre Charles, non seulement son père lui manquait aussi, mais je l’empêchais de dormir des nuits entières.