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— Hé Charles, tu dors ?

— Non, tu m’en empêches.

(Silence)

— Hé Charles, tu dors ?

— Non, tu viens de me réveiller.

(Silence, plus long)

— Et maintenant, tu dors ?

— Il serait plus juste de dire que je DORMAIS.

— Charles ? Tu crois qu’il va revenir, papa ?

— zzzzzzzzz.

En voulant épargner leurs enfants, par amour, mes parents leur ont enseigné l’art de ne pas s’attacher. Comment ne pas manifester sa peine ou son regret. Ils m’ont appris à contenir en moi toute douleur : par amour ils m’ont appris à désaimer ; en voulant nous protéger ils nous ont endurcis. Il est possible que mes deux parents aient fait, simultanément, des dépressions non soignées. Nous sommes une famille qui ne s’est jamais engueulée. Mon père et ma mère ont réussi un exploit incroyable : divorcer sans jamais élever la voix. Ma mère n’a jamais dit de mal de mon père, au contraire, elle disait souvent :

— Votre père est l’homme le plus intelligent que j’aie jamais rencontré.

Mon père ne disait pas de mal de ma mère non plus, ce qui rendait leur séparation encore plus mystérieuse. Nous avons grandi dans des mondes non-aristotéliciens, a-humains comme les détenus du Dépôt. Dès le plus jeune âge nous avons dû maîtriser nos sentiments, devenir « control freak » de nos cœurs. C’est-à-dire que nous n’avons pas grandi, puisque nous ne nous sommes jamais expliqués. Mon enfance rime avec silence, absence, indifférence. Depuis je ne suis qu’un flot d’émotions incapable de déborder. Ce qui s’est passé est désormais limpide. Je n’ai eu ni révolte, ni âge ingrat ; mon frère et moi avons été des garçons-modèles, bacheliers à 16 ans, disciplinés, obéissants, sagement malheureux. Au lieu de nous faire tatouer et percer, nous nous sommes contentés de regarder les shows de Maritie et Gilbert Carpentier, animés par Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, avec Thierry Le Luron et Jacques Chazot. Ma crise d’adolescence a lieu en ce moment même : je n’ai jamais su m’ouvrir, je suis infirme, incapable de dire « je t’aime ». Pourquoi cette famille s’est-elle tue si longtemps ? La pudeur est respectable, pas le non-dit éternel. En 1942, les enfants ne savaient rien sur les juifs cachés par leurs parents au deuxième étage de la Villa Navarre ; trente ans plus tard, les enfants ne savaient rien sur le divorce de leurs propres parents.

Un enfant est un ignorant mais pas un aveugle. Quand on ne veut pas traumatiser ses enfants, on les traumatise quand même, parce qu’ils espèrent des retrouvailles qui n’arrivent jamais. Mieux vaut tout de suite les prévenir que la mort de l’amour est irréversible.

33

La vérité fausse

Je comprends que ma mère n’ait pas eu la force de nous parler. Lorsque j’ai quitté la mère de ma fille, j’ai eu la même lâcheté. Il est très difficile d’avouer à son enfant adoré qu’on est un égoïste romantique. Je regardais ses yeux innocents en espérant qu’ils le resteraient le plus longtemps possible. Puis vint le jour fatidique où Chloë me posa la question que tous les divorcés redoutent :

— Papa, pourquoi tu n’es plus avec maman ?

J’ai répondu :

— Euh… Parce que c’est la vie… Toi je t’aimerai toujours mais avec elle, c’était compliqué…

— Elle dit que tu sortais tous les soirs, que tu étais très méchant et c’est pour ça qu’elle t’a dit de partir.

— Non, non… Enfin, oui… En fait on se disputait beaucoup à cause de quelqu’un d’autre…

— … tu es parti avec Amélie ?

— Oui…

— Et après tu as quitté Amélie pour Laura, et Laura pour Priscilla ?

— Euh… Ce n’est pas si simple…

— Donc tu es comme Barbe-Bleue !

— Non ! Barbe-Bleue égorgeait ses femmes !

— T’es Barbe-Bleue ! Mon papa c’est Barbe-Bleue !

Finalement le silence est presque une meilleure solution avec les enfants. Dans les mois qui ont suivi cette conversation, j’ai dû emmener ma fille plusieurs fois chez une pédopsychiatre pour lui faire accepter l’idée que son père était un ogre qui pendait les cadavres de ses épouses dans des placards. Dans une pièce jonchée de jouets multicolores, ma fille dessina une maison avec une grande maman dedans et un petit papa dehors, et je devais me retenir de pleurer : tel fut mon châtiment pour avoir quitté sa mère. Ma mère à moi n’a pas eu à effectuer de telles démarches : mon frère et moi avons continué de sourire pour qu’elle ne se sente pas coupable et c’est seulement quarante ans après que j’ai décidé de voir une psychiatre. Lors de notre dernière entrevue, mon docteur a eu une crampe à la hanche à la fin de mon monologue. Elle est tombée par terre. Elle a rampé en gémissant, entre son bureau et sa bibliothèque. Paniqué, je lui ai demandé :

— Docteur, que se passe-t-il, c’est à cause de ce que je vous ai dit ?

— Appelez mon assistante s’il vousplaîîîîrgh.

J’espère que ce livre ne fera pas le même effet à tous mes lecteurs. Chaque geste que nous faisons, chaque parole prononcée a des conséquences. Le silence de ma mère sur l’absence soudaine de mon père m’a fait vivre toute mon enfance dans une fiction, celle d’un papa en voyage et d’une maman délaissée qui finit par se consoler dans les bras d’un autre. Le contraire de la réalité ! J’ai cru durant toute ma jeunesse que mon père avait quitté ma mère, alors que c’était l’inverse. Progressivement, la version officielle est devenue :

— Votre père n’étant jamais là, nous avons choisi d’entériner la rupture. Je vous présente Pierre.

Ma mère avait choisi un beau-père aristocrate qui portait le même prénom que son père. Le Baron avait les yeux de Jean d’Ormesson et les rides de Robert Redford. Nous avons à nouveau déménagé dans un immense appartement de la rue de la Planche, où des sonnettes dans chaque pièce permettaient de convoquer le majordome mauritanien, Saïdou, un grand Noir portant une veste blanche. Aujourd’hui, après plusieurs décennies de labeur et de recoupements dignes de l’inspecteur Columbo, je peux vous dire que la version exacte est la suivante : délaissée par mon père, ma mère est tombée amoureuse d’un de ses copains, elle est partie avec lui, et mon père en a été tellement malheureux qu’il s’est oublié dans le travail, la bouffe et les femmes, prenant la présidence mondiale de sa société de conseil en recrutement et cinquante kilos de surcharge pondérale. Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans mais la mienne en est un. Une fiction triste, une histoire d’amour ratée dont mon frère et moi sommes les fruits. Nous avons vécu un bonheur Canada Dry. C’est une vie qui a l’apparence du bonheur : Neuilly, les beaux quartiers de Paris, de grandes villas à Pau, la plage de Guéthary ou de Bali… ça ressemble au bonheur, on dirait du bonheur, mais ce n’est pas du bonheur. On devrait être heureux, on ne l’est pas ; alors, on fait semblant.