C’est tout de même ce qu’il y a de pire au monde : des parents adorables qui font tout pour que vous soyez heureux, et n’y arrivent pas. Ils s’en veulent, s’acharnent, et vous avez honte de ne pas les combler, avec vos bras chargés de présents, honte de faire la gueule, alors que, comme disait le flic du Sarij 8, vous n’êtes « pas à plaindre ». Mon enfance est un peu comme ces soirées ratées où l’on devrait s’amuser : tout est bien organisé (il y a ce qu’il faut à boire et à manger, on passe de la bonne musique et les gens sont tous beaux et aimables), pourtant la mayonnaise ne prend pas. Quand j’entends Chloë rire en soufflant sur des bulles de savon, j’ai toujours peur. Et si, elle aussi, faisait semblant d’être heureuse pour ne pas me décevoir ?
A force de faire comme s’il n’y avait pas de problème, il n’y a plus de souvenirs.
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Le deuxième père
Rue de la Planche, à partir de 1974, nous avons vécu des jours heureux et oubliés. C’est bizarre d’avoir un nouveau père ; tout attachement est interdit. Mon père le haïssait, je sentais que je n’avais pas le droit d’aimer ce Baron si aimable dans ses vestes rayées en seersucker, qui m’offrait des cadeaux, m’emmenait pêcher le maquereau en Irlande, jouait du jazz sur son piano désaccordé, recevait tout Castel dans son grand salon blanc, dansait des sambas de Jorge Ben avec maman rue Mabillon, aux brunches brésiliens du restaurant chez Guy, tous les dimanches. Il fallait se retenir de l’aimer, en cas de nouvelle rupture (crainte justifiée). C’est pourtant chez lui que Charles et moi avons organisé nos premières boums, cinq ans plus tard, où Charles passait cent fois Because the night de Patti Smith, et où je mettais cent fois One step beyond de Madness. Nous dansions tellement le ska dans la salle à manger que nos semelles laissaient des traces noires sur le parquet blanc. Tous nos copains repartaient avec des auréoles sous les bras. Mon nouveau père était l’homme que mon premier père essayait de devenir. Playboy — il était sorti avec la chanteuse Jeane Manson —, et businessman — il travaillait pour Antoine Riboud, le PDG de BSN Gervais Danone. Je me souviens que le grand patron venait à la maison les poches pleines de Carambar et qu’un soir il nous fit essayer sa dernière innovation : le brumisateur Evian. Les copains du Baron se nommaient Pierre Bouteiller, Mort Shuman, Thierry Nicolas, Pierre de Plas, Olivier de Kersauson et Jean-Pierre Ramsay. Il était drôle, beau, à l’aise partout, galant et léger. Ma mère était entourée d’amies élégantes : Sabine Imbert, les sœurs Petitjean (petites filles du fondateur de Lancôme), la princesse Marie-Christine de Kent, Guillemette de Sairigné, Béatrice Pepper… Elle était plus joyeuse que quand elle était mariée. Au fond, le Baron incarnait tout ce que ma mère méprisait avant 1968 (mondain, frivole, fêtard) ; pourtant il fut mon deuxième papa. Plus âgé que le mien, il m’a élevé aussi longtemps que mon vrai père, mais j’avais toujours l’impression d’être un traître en vivant chez lui, de jouer un double jeu en le voyant câliner ma mère, en étant témoin de cet amour qui faisait souffrir mon premier père. Je n’étais pas son fils, que faisais-je chez cet homme qui me gâtait davantage que l’auteur de mes jours ? Avais-je le droit d’aimer l’homme qui avait remplacé mon père ? Il est clair, en tout cas, que j’ai passé une bonne partie de ma vie à l’imiter. C’est lui qui m’a emmené pour la première fois chez Castel, où j’avais une bouteille à mon nom à l’âge de treize ans — souvenir de dames étincelantes comme des pierres précieuses, posées dans un écrin de fumée. Je suis tombé amoureux de la nuit parce que tout y était artificiel et féérique. J’admirais la beauté factice de ce pays imaginaire. L’amant de ma mère m’a entrouvert la porte de cette fiction merveilleuse où les gens rient trop fort, où les femmes sont plus belles que le jour, et la musique plus sonore. Voyant que j’écoutais attentivement sa programmation, le disc-jockey de Castel m’avait offert une cassette que j’écoute encore parfois dans l’autoradio de la vieille BMW de mon père, seule machine qui me permette encore d’entendre des cassettes audio : Radioactivity de Kraftwerk mixé avec Speak to me/Breathe de Pink Floyd. Je pense encore que c’est le plus bel enchaînement de tous les temps.
Le nouveau père n’est jamais devenu mon beau-père (il n’a pas épousé maman) mais il fut une sorte d’« antipère ». Je me souviens d’un rébus qu’il dessina lors d’un déjeuner sur une nappe en papier du restaurant Claude Sainlouis, rue du Dragon : Pierre/2. Ce qui signifiait son nom de famille (deux sous le trait = de Soultrait). Tout ce que j’y voyais, c’était une division par deux. Je sais qu’aujourd’hui cette situation est banale : tous les enfants se sentent subdivisés. C’est ainsi que naît la vie : les cellules naissent du résultat de la division cellulaire (« omnis cellula ex cellula ») ; c’est la multiplication des cellules qui maintient les organismes en vie. Quand mon deuxième père a disparu de la mienne en 1980, le premier est revenu plus souvent et je n’ai plus croisé le Baron que deux ou trois fois, par hasard, dans des restaurants à Bidart ou rue de Varenne. Une famille ne se recompose que provisoirement, j’ai dû m’habituer très tôt à voir disparaître mes proches du jour au lendemain. Mes beaux-pères successifs et mes belles-mères interchangeables m’ont permis d’expérimenter l’individualisme dans ma chair. J’ai développé une capacité surhumaine d’oubli, comme un don : l’amnésie comme talent précoce et stratégie de survie.
Mon père en a toujours voulu au Baron de lui avoir volé sa femme. Un jour, une fois adulte, je lui ai posé la question qui tue :
— Mais puisque tu trompais maman, pourquoi n’aurait-elle pas eu le droit de faire la même chose de son côté ?
— Ce n’est pas la même chose, c’était une trahison, avec un ami. Et puis… l’infidélité est moins grave quand elle vient d’un homme.
Cet argument est souvent utilisé par les hommes pour justifier l’adultère masculin. On le retrouve notamment chez Schopenhauer : « L’adultère de la femme, à cause de ses conséquences, et parce qu’il est contraire à la nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme. » Cet argument célèbre du Monde comme volonté et comme représentation n’a visiblement pas convaincu ma mère en 1972. J’ai souvent tenté de le replacer lors de mes déboires conjugaux ultérieurs :
— Chérie, si je te trompe, c’est moins grave que toi, puisque je suis un homme. Ce n’est pas moi qui le dit : c’est Arthur Schopenhauer.
Deux divorces après, je peux aujourd’hui affirmer d’expérience : il s’agit d’un ADM (Argument De Merde).
A un moment (l’épisode Passy Buzenval), j’ai l’impression que mon père a ressenti une crainte absurde : celle d’être effacé par son successeur. Je me souviens du soir où je lui ai tendu la main, au lieu de l’embrasser, alors qu’il entrait chez ma mère pour emmener ses deux fils en week-end. C’était un geste de révolte inconsciente contre sa disparition inexpliquée : tendre ma petite main méchante, comme à un étranger, au lieu de ma joue douce. J’avais dix ans, pourtant je reste aujourd’hui rongé par mon injustice de ce soir-là. Naturellement, mon père a très mal réagi ; blessé, il m’a embrassé de force. J’ai l’impression d’avoir été injuste avec cet homme durant toute mon existence. J’ai réellement cru qu’il nous avait abandonnés. J’ai souvent essayé d’écrire sur lui : le héros de Windows on the World a du mal à s’occuper de ses deux fils, et porte le nom de ma grand-mère américaine… A un moment, il dit à ses garçons : « Il y a une chose pire que d’avoir un père absent : c’est d’avoir un père présent. Un jour, vous me remercierez de ne pas vous avoir étouffés. Vous comprendrez que je vous aidais à prendre votre envol, en vous dorlotant à distance. » Les livres sont un moyen de parler à ceux auxquels on est incapable de parler.