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Pour dire à mon père ce que je ressens, je ferais peut-être mieux de citer encore un film américain : About Schmidt d’Alexander Payne (2002). Jack Nicholson y interprète Warren Schmidt, un veuf de 66 ?ans, retraité, sarcastique, amer et esseulé, avec un gros ventre et une casquette en tweed, qui correspond avec un enfant tanzanien prénommé Ndugu. Chaque mois, Monsieur Schmidt lui envoie 22 dollars pour subvenir à son éducation, et en fait son confident. Sous forme de voix off, les lettres de Schmidt à Ndugu, l’enfant lointain qu’il parraine sans jamais le voir, servent de fil conducteur au récit. A la fin du film, la mère supérieure qui dirige l’école africaine de Ndugu fait parvenir à Monsieur Schmidt un dessin où l’enfant a voulu exprimer ce que ce correspondant lointain incarne à ses yeux. Jack Nicholson sort de l’enveloppe un dessin naïf, représentant un homme qui sourit, tenant par la main un enfant qui sourit, tous deux sous un grand soleil radieux. En le découvrant, il éclate en sanglots.

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Fin de l’amnésie

J’étais enfermé dans un mensonge. D’avoir compris que mon amnésie provenait d’un simple non-dit, tout m’est réapparu sur le mur de mon trou à rats, c’était comme si le jour se levait, comme si un rideau s’ouvrait sur une enfance enfin libérée. Tout, je voyais tout : quand je faisais du tricycle dans l’entrée carrée de Neuilly, et le duplex dans le XVIe où j’ai appris la mort de De Gaulle et goûté mes premières cerises, et les batailles contre mon frère pour avoir le coquetier bleu et la cuiller pointue, et la grande boîte de feutres multicolores Caran d’Ache pour dessiner des arbres sur le papier peint de ma chambre, et quand on écoutait le 33 tours du Petit Prince dit par Gérard Philipe je pensais que c’était le Prince qui avait donné son nom à la rue où l’on habitait, et le premier hamburger McDonald’s à l’angle de la rue Monsieur- le-Prince et du boulevard Saint-Michel, qui est devenu un O’Kitch quand ils ont perdu la licence, et le bruit des voitures Matchbox dans le couloir qui énervait les voisins du dessous, et le Club Mickey avec Mathieu Cocteau sur la grande plage de Guéthary où Monsieur Rimbourd nous faisait chanter « c’est nous les canards, les gentils canards, les canards joyeux qui n’ont pas froid aux yeux », et l’ours Colargol qui rime en fa en sol, et la piscine de l’hôtel Lutetia où le prof de gym de Bossuet nous emmenait nager chaque semaine (c’est devenu une boutique de fringues), et On l’appelle Oum le Dauphin dans son royaume aquatique, et les parties de Mille Bornes quand il pleuvait sur Patrakénéa, le vent qui fait claquer les volets contre le mur blanc, et mon petit distributeur de pastilles Pez en plastique bleu avec la tête de Popeye qui se soulève pour laisser sortir un bonbon fade en plein orage sous les draps, et mon castor en peluche rapporté du parc de Yosemite qui a cramé sur l’ampoule de ma lampe de chevet, et le jour où mon père était furieux parce que Charles et moi étions montés ouvrir ses boîtes de magie en oubliant de lui faire signe par la fenêtre que nous étions bien arrivés, et Get down de Gilbert O’Sullivan en 45 tours à Château Elyas chez Henri de La Celle, et l’époque où les fauteuils et les lampes ressemblaient à des bulles, et les Caranougats, et le jour où j’ai vu Sartre déjeunant seul au Balzar, et la publicité pour « 18 heures » de Playtex (« Mais où est passée ma gaine ? Ah, je l’ai sur moi ! »), et Daktari avec Clarence le lion qui louchait, et « Vous vous changez ? Changez de Kelton ! », et les berlingots de lait concentré sucré Nestlé dans le frigo du chalet à Verbier, et le gros voisin pédophile du dernier étage de la rue de la Planche qui m’a invité dans sa chambre de bonne pour sucer des « Fruidulés Kréma »… hein ? quoi ? qu’est-ce que j’ai dit ?

C’était une mauvaise idée, les chambres de bonne de la rue de la Planche. Autant j’aimais le vide-ordures où je jetais des morceaux de sucre et des noix pour les écouter tomber, autant nos studettes au dernier étage nous ont porté la poisse. On y accédait par l’escalier de service, au 7e étage, sous les combles. Ces deux pièces minuscules étaient nos salles de jeux, nos greniers secrets de petits hommes non terminés. Charles s’y est brûlé le bras avec de l’alcool enflammé lors d’une expérience scientifique avec un copain (l’expérience leur permit de conclure qu’effectivement, l’alcool à brûler brûlait). Et moi j’y croisais ce gros type qui se touchait la queue en me complimentant sur ma chevelure soyeuse. Je n’ai jamais cédé aux avances du vieux libidineux. Heureusement qu’il ne me plaisait pas… Aujourd’hui je serais peut-être Marc Dutroux.

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Le jour où j’ai brisé le cœur de ma mère

— Je t’embrasse, ninouche.

— Maman, j’ai 42 ans, tu peux peut-être arrêter de m’appeler ninouche !

— Oh pardon, Frédéric, c’est dingue, qu’est-ce qui me prend, excuse-moi…

— Non mais maman, ça va, aucun problème, je disais ça comme ça…

Une mère ne voit pas que son fils vieillit, surtout si lui-même refuse de grandir. J’ai pris goût aux baisers dans le cou à l’âge d’un mois. Quand j’avais treize ans, ma mère m’a suggéré d’arrêter de la câliner dans le lit de mon beau-père. Je me souviens encore du jour où elle a repoussé mes avances : nous venions de regarder Le Souffle au cœur de Louis Malle à la télévision, l’histoire d’un fils qui couche avec sa mère. J’étais assis, en pyjama, à côté de la mienne ; le film était diffusé avec un rectangle blanc en bas à droite de l’écran ; l’embarras était réciproque et muet. Il était temps qu’elle devînt une femme comme les autres, c’est-à-dire une femme qui refuse d’être embrassée par moi. Jusqu’à ce matin dans le lit de la rue de la Planche où elle m’a expliqué que j’étais désormais trop grand pour l’embrasser dans le cou, ma mère était la seule femme qui n’avait jamais refusé mes avances. Jamais je n’ai autant embrassé quiconque. Treize années de câlins ininterrompus : aucune des femmes qui lui ont succédé n’a jamais réussi à battre ce record. Aujourd’hui encore, je passe beaucoup de mon temps dans le cou long, doux et parfumé des femmes. C’est le lieu où je me sens le mieux sur terre, depuis toujours.

Quelques mois après ce râteau maternel, ma mère annonça à mon frère et moi que nous allions encore déménager. Le beau-père ne voulait pas l’épouser. Ils ne s’entendaient plus, ils se quittaient pour cesser de se disputer. Ils avaient vécu une passion amoureuse : en s’installant ensemble ils l’avaient éteinte. Nous avons acquiescé mollement, comme d’habitude, avant de préparer nos cartons. Les séparations se suivaient et se ressemblaient : nous nous sommes installés dans un petit trois pièces de la rue Coëtlogon, dans le VIe, puis Giscard perdit les élections contre Mitterrand. Quelques semaines passèrent. Je ne sais pas comment j’ai appris que mon ex-beau-père avait épousé une autre femme à Reno (Nevada), sur un coup de tête. Un soir que nous étions en train de dîner dans la cuisine, soudain j’ai posé cette question à ma mère :

— Tu sais que Pierre s’est marié ? Il est parti en Amérique avec une amie et il l’a épousée.