Jamais je n’ai vu quelqu’un se décomposer aussi vite. Maman a blanchi, s’est levée de table, avant de sortir en claquant la porte. Charles m’a félicité pour ma gaffe.
— Ah bravo, quelle délicatesse.
— Mais je savais pas qu’elle savait pas !
Mon oncle Bertrand voulut casser la figure du Baron, j’ignore si c’est arrivé. Ces vaudevilles risibles n’ont peut-être d’importance que pour ceux qui les ont vécus. Tout ce petit monde est réconcilié depuis longtemps, mais briser, même involontairement, le cœur de sa mère, cela je ne le souhaite à personne. Chaque fois qu’il y avait un drame dans sa vie, rue Coëtlogon, ma mère baissait la voix au téléphone et se mettait à parler anglais pour qu’on ne comprenne pas que son mec allait en épouser une autre ou qu’il s’était jeté par la fenêtre ou qu’il ne pouvait pas quitter sa femme qui avait un cancer. Charles et moi, on savait bien, dès qu’elle sortait du salon en tirant sur le fil du téléphone, que le soir même on l’entendrait renifler et se moucher toute la nuit. Elle trimait jour et nuit sur des traductions de romans à l’eau de rose payées des clopinettes pour que le frigo soit plein et que nous ne manquions de rien. La vie merveilleuse de femme libérée : réveil à 7 heures du matin, préparer le petit déjeuner des enfants, vérifier leur cartable, travailler jusqu’à 18 heures pour un patron antipathique ou suer sang et eau sur un manuscrit de merde qu’il faut entièrement réécrire à la maison pour pouvoir payer le loyer, la bouffe, les vêtements, les vacances et les impôts, à 19 heures aller chercher les enfants à l’étude, préparer leur escalope de veau et leur MaronSui’s, vérifier que les devoirs sont faits, les empêcher de se disputer, faire en sorte qu’ils ne se couchent pas trop tard. Nous ne roulions pas sur l’or, malgré la pension alimentaire versée par mon père et le petit salaire de maman. Nous avons vécu le même contraste que lors de notre emménagement rue Monsieur-le-Prince, quand, pour mes dix ans, j’avais demandé une encyclopédie. Pas l’Universalis ! Une petite encyclopédie illustrée, pour enfants. Comme elle coûtait trop cher, j’ai eu les tomes de A à F le 21 septembre 1975, puis j’ai dû attendre Noël pour avoir les tomes de F à M. L’année suivante, j’ai eu les tomes de M à Z. Je suis sans doute ridicule mais cela me fend le cœur de me souvenir du visage désolé de ma mère s’excusant de ne pas avoir les moyens de m’offrir toute l’encyclopédie en une seule fois.
Une femme seule qui élève deux enfants, c’est le bagne. Depuis j’ai compris ce qu’est une mère célibataire : c’est quelqu’un qui vous a donné la vie pour pouvoir sacrifier la sienne. Elle a quitté notre père, puis notre beau-père, et à partir de ce moment n’a plus cherché qu’à expier les fautes que nous ne lui reprochions pas. Elle a décidé d’être une femme indépendante, c’est-à-dire une sainte comme son grand-père suicidé à la guerre de 14. Je sais que beaucoup d’écrivains ont eu des griefs envers leur mère. En ce qui me concerne, il n’y a que gratitude. Son amour était incommensurable. Elle a dû s’apercevoir que nous, au moins, ne la quitterions jamais, ce en quoi elle se trompait. Je me souviens avoir rapporté des États-Unis un tee-shirt qui l’avait fait beaucoup rire : « I survived a catholic mother ». L’amour de notre mère était si possessif qu’il en devenait douloureux. Son amour ne cessait de s’excuser d’aimer. C’est un amour qui foutait parfois le cafard en donnant l’impression de compenser un vide. Mon frère et moi avons profité de l’échec sentimental de notre mère et de l’esclavage du féminisme — avant les femmes élevaient les enfants, maintenant elles élèvent les enfants et doivent EN PLUS travailler. Libérée des chaînes du mariage et du couple, elle travaillait dans l’édition, élevait ses enfants seule, et je ne crois pas qu’elle était heureuse. J’ai été un garçon assujetti à un nouveau matriarcat, idolâtrant sa mère, mais avec une revanche à prendre sur toutes les femmes. Mon enfance a fait de moi un être assoiffé de corps féminins, d’une misogynie revancharde. Elle n’avait plus que nous et nous en avons bien profité : nous avions une femme libérée au foyer. Nous avions gagné la guerre de l’amour contre tous les autres hommes. Notre jeunesse s’est terminée avec notre mère pour esclave. Nous avons expérimenté un nouveau syndrome : le complexe d’Œdipe compétitif, où deux garçons s’acharnent à abuser d’une seule mère. Je me demande toujours si c’est à cause de nous qu’elle vit seule aujourd’hui.
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Inventaire parental
Ce qui me vient de ma mère :
— les ballades d’Elton John de 1969 à 1975, sommet de la musique pop mondiale
— toujours voir les Woody Allen le jour de leur sortie
— le meilleur vin rouge n’est pas le plus cher
— l’insatisfaction, se plaindre sans cesse, ne jamais être content de rien
— la myopie
— le romantisme
— les attaches fines
— la bonne éducation
— les rougissements
— le snobisme
— savoir bien s’habiller
— aimer la solitude
— ne pas avoir peur de rompre
— les auteurs russes
— manger le foie gras avec sa fourchette
— l’indépendance
— ne pas avoir honte de pleurer en public, ni se retenir de pleurer devant la télé
— le complexe d’infériorité
— le gigot d’agneau rôti à l’ail
— les baisers dans le cou
— l’esprit critique acéré
— la gentillesse avec autrui, la cruauté avec soi-même
— le goût des ragots
— Singin’ in the rain de Gene Kelly et Stanley Donen
— la grasse matinée, avec le petit déjeuner au lit, l’odeur du pain grillé le matin
— l’amour doit être passionnel, inconditionnel, fusionnel et jaloux, quitte à durer peu
— l’amour est prioritaire sur tout le reste de l’existence
— ne pas dire « ce midi »
— L’envie de lire.
Ce qui me vient de mon père :
— la fantaisie
— la folie des grandeurs
— le gros nez
— les maux de gorge fréquents
— le grand menton
— les yeux couleur de pluie
— une manière très bruyante d’éternuer deux fois en effrayant toute la maison
— aimer la fondue bourguignonne ou savoyarde
— la lucidité
— Brooks Brothers
— le sarcasme
— l’égoïsme
— l’obsession sexuelle
— dire « souliers » pour « chaussures », « chandail » pour « pull-over » et « illustrés » au lieu de « bandes dessinées »
— le sens de la fête
— aimer les feux de cheminée
— le goût des femmes jeunes
— les belles voitures
— les Marx Brothers
— les Vêpres de la Vierge Marie de Monteverdi
— se foutre de l’opinion des gens
— la bande originale d’American Graffiti
— le complexe de supériorité
— les îles tropicales
— faire ses courses dans les duty-free
— il est possible d’ingurgiter un saucisson entier en moins de cinq minutes
— être archicool en permanence, mais s’énerver de temps en temps pour un détail
— ronfler la nuit
— le solipsisme de Plotin
— le sans-gêne est une qualité
— L’envie d’écrire.
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Le rêve français
Mon père n’a jamais voulu fêter ses anniversaires, et souvent oublié ceux de ses fils. Il n’en retenait pas la date car il estimait, à juste titre, qu’il nous avait fait d’entrée le plus beau cadeau : la vie. Ce passionné de philosophie antique considérait la réalité comme relative : inutile, dès lors, d’accorder trop d’importance à une date sur un calendrier symbolisant notre vieillissement biologique. Le refus de grandir fait partie de mon héritage, avec l’idée que la réalité est une valeur surestimée.