Après son divorce, mon père s’était trouvé un ersatz de grand frère, un aîné de remplacement en la personne de son cousin Jean-Yves Beigbeder. Je me souviens d’une sorte de double de mon père en plus massif, avec de grosses lunettes, un type comique, fantasque, libre, original comme celui que mon père deviendrait plus tard. Papa se l’était choisi comme meilleur ami. Nous sommes partis en vacances ensemble dans les Antilles britanniques, sur une petite île nommée Nevis mais je n’en ai aucun souvenir à part ma découverte du lait de coco. Ensuite c’est certainement par nostalgie de Nevis que j’ai mangé des Bounty et bu du Malibu toute ma jeunesse. Un jour notre père nous a annoncé d’une voix lugubre que Jean-Yves Beigbeder était mort, noyé ou dévoré par des requins quelque part au large de la barrière de corail. Moi aussi j’ai perdu un ami prénommé ainsi, mais il ne souhaite pas être mentionné ici, ah zut trop tard.
Mon père a testé le rêve capitaliste et ma mère a testé l’utopie féministe : ils ont été punis sévèrement d’avoir voulu être libres. « Calamitosus est animus futuri anxius », dit Sénèque. (« Un esprit soucieux de l’avenir est malheureux. ») Toutefois, personne ne peut leur retirer cela : mes parents ont eu un rêve.
39
Mythomanes
J’ai compris : la plage de Guéthary, c’est ma parenthèse de respiration pour éviter de me rappeler Paris. Mes frasques et excès nocturnes : dérivatifs pour ne pas écrire ce livre. Toute ma vie, j’ai évité d’écrire ce livre.
C’est l’histoire d’une Emma Bovary des seventies, qui a reproduit lors de son divorce le silence de la génération précédente sur les malheurs des deux guerres.
C’est l’histoire d’un homme devenu un jouisseur pour se venger d’être quitté, d’un père cynique parce que son cœur était brisé.
C’est l’histoire d’un grand frère qui a tout fait pour ne pas ressembler à ses parents, et d’un cadet qui a tout fait pour ne pas ressembler à son grand frère.
C’est l’histoire de deux enfants qui ont fini par réaliser les rêves de leurs parents pour venger leur déception amoureuse.
C’est l’histoire d’un garçon mélancolique parce qu’il a grandi dans un pays suicidé, élevé par des parents déprimés par l’échec de leur mariage.
C’est l’histoire de la mort de la grande bourgeoisie cultivée de province et de la disparition des valeurs de la vieille noblesse chevaleresque.
C’est l’histoire d’un pays qui a réussi à perdre deux guerres en faisant croire qu’il les avait gagnées, et ensuite à perdre son empire colonial en faisant comme si cela ne changeait rien à son importance.
C’est l’histoire d’une humanité nouvelle, ou comment des catholiques monarchistes sont devenus des capitalistes mondialisés.
Telle est la vie que j’ai vécue : un roman français.
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Libération
C’est un mort-vivant aux cheveux hirsutes, à l’haleine puante, aux jambes ankylosées et à la veste chiffonnée que la police est venue chercher pour lui repasser les menottes le surlendemain de son interpellation. Je fus tiré d’un demi-sommeil engourdi et gelé, j’éternuais, j’avais le nez qui coulait, sous valium et bêtabloquants délivrés par le médecin de garde et l’avocat commis d’office. J’avais, comme l’écrit Blondin dans Monsieur Jadis ou l’École du Soir (1970), « la mine fripée des lendemains de cage ». Sorti de mon frigo métallique, je suivis un robot muet qui marchait dans des couloirs souterrains suintants, sous un plafond où couraient des canalisations et des câbles électriques, éclairé d’ampoules nues, parfois cassées, entouré d’uniformes noirs, et j’ai trébuché, enchaîné sous la terre. On me poussa dans une autre cage avec deux détenus qui tentaient de se rassurer mutuellement, j’ai dû dormir quelques nouvelles minutes accroupi, assis, vautré, nié, puis vinrent les longues secondes de ma vie où mon stylo m’a le plus manqué. Les crayons ou stylos sont interdits au Dépôt car on risque de se les planter dans l’œil, la joue ou le ventre : trop de tentations. J’essayais de ne pas craindre le verdict du magistrat, dont j’avais pu tester depuis trente-six heures le pouvoir écrasant. Une grande avocate pénaliste, Maître Caroline Toby, appelée à la rescousse par un témoin de mon interpellation, vint me sortir de cellule pour m’expliquer la situation très clairement : le moindre geste qui ne reviendrait pas au vice-procureur, haussement de sourcil, raclement de gorge, ironie légère, et cette dame inconnue pouvait continuer de me briser à sa guise sans aucun recours possible, ni débat contradictoire, en me déférant en comparution immédiate devant un tribunal correctionnel pour lequel j’aurais symbolisé un sale gâchis méritant une bonne leçon, un insolent scribouillard junky passible d’un an de prison ferme (article L. 3421-1 du code de la santé publique). Je me sentais crasseux comme le sol et les murs. Je pensais à ma mère, à ma fille, à ma fiancée, comment leur mentir, quel discours leur tenir quand l’affaire sor tirait dans les journaux. « Je leur dirai que j’ai grillé un feu, pris un sens interdit… ? » L’avocate m’expliqua que le procureur avertirait la presse, ce qu’il ne manqua pas de faire : le lendemain j’étais en une du Parisien, puisque telle est la double peine réservée aux délinquants qui n’ont pas la chance d’être anonymes. Je n’aurais sans doute pas écrit ce livre si la justice française n’avait pas commencé par rendre publique cette affaire. La juge froide que j’ai fini par rencontrer dans un petit bureau couvert de dossiers me posa une étrange question :
— Savez-vous pourquoi vous êtes là ?
Comme je regrette d’avoir eu la repartie d’un zombie grelottant ! J’aurais dû lui demander si elle savait ce qu’était un « Sprouzo » (cocktail composé de Sprite et d’Ouzo qui se consomme en mer Égée). Elle m’aurait répondu que non, et je lui aurais dit :
— Vous voyez qu’on ne peut pas se comprendre. Je n’ai rien mangé depuis deux jours, Madame. J’ai perdu trois kilos. Vous m’avez torturé alors que je ne suis ni terroriste, ni assassin, ni violeur, ni voleur, et que je ne fais de mal qu’à moi-même. Les principes moraux qui vous ont conduite à m’infliger cette violence sont mille fois moins importants que ceux que vous venez de bafouer depuis deux nuits. (baissant la voix) Il faut que je vous fasse une confidence. Ma carte d’identité indique que j’ai quarante-deux ans mais en réalité j’en ai huit. Vous comprenez ? Il faut me laisser sortir car la loi interdit de placer les enfants de huit ans en garde à vue. Je ne suis pas aussi âgé que le prétendent mes papiers. Ma vie m’aurait-elle échappé ? Je ne l’ai pas vue passer. Je n’ai aucune maturité. Je suis puéril, influençable, inefficace, inconséquent, naïf : un nouveau-né, et l’on m’explique que je suis un adulte qui doit prendre ses responsabilités ? Attendez, il y a erreur sur la personne ! Quelqu’un va dissiper ce malentendu !
Mais je tremblais comme une feuille, de froid et de peur : j’avais perdu toute éloquence. J’ai bredouillé que j’étais désolé, Madame. J’étais allé de déception en déception depuis deux jours, j’avais envie de rassurer ma fille que je n’avais pas pu aller chercher à l’école mardi soir, je n’en pouvais plus des faux espoirs et du temps qui ne passait pas. La France avait gagné une bataille contre l’un de ses enfants. La magistrate m’ordonna une injonction thérapeutique, et je laissai échapper un soupir de soulagement, baissant la tête mollement. Je signai quelques autographes administratifs pour récupérer mes affaires roulées en boule dans une boîte au sous-sol. J’eus ensuite rendez-vous avec une psychiatre entre deux sosies de Marilyn Manson aux joues creuses. Le Poète avait disparu, mais j’ai su ensuite par Maître Toby qu’il avait la même sanction : aucun casier judiciaire, non-lieu contre l’engagement de se rendre à six rendez-vous gratuits chez une psychologue créole, rue Saint-Lazare. Je suis enfin sorti de ma prison médiévale sous un soleil froid d’hiver. J’ai longé la Seine, traversé le Pont Neuf, et téléphoné à quelqu’un que j’aimais.