On peut écrire comme Houdini détache ses liens. L’écriture peut servir de révélateur, au sens photographique du terme. C’est pour cela que j’aime l’autobiographie : il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte, et que si l’on arrive à l’extraire de soi, c’est l’histoire la plus étonnante jamais racontée. « Un jour, mon père a rencontré ma mère, et puis je suis né, et j’ai vécu ma vie. » Waow, c’est un truc de maboul quand on y pense. Le reste du monde n’en a probablement rien à foutre, mais c’est notre conte de fées à nous. Certes, ma vie n’est pas plus intéressante que la vôtre, mais elle ne l’est pas moins. C’est juste une vie, et c’est la seule dont je dispose. Si ce livre a une chance sur un milliard de rendre éternels mon père, ma mère et mon frère, alors il méritait d’être écrit. C’est comme si je plantais dans ce bloc de papier une pancarte indiquant : « ICI, PLUS PERSONNE NE ME QUITTE ».
Aucun habitant de ce livre ne mourra jamais.
Une image qui était invisible m’est soudain apparue dans ces pages comme quand, petit garçon, je plaçais une feuille blanche sur une pièce de 1 franc et que je gribouillais au crayon sur le papier pour voir la silhouette de la semeuse se dessiner, dans sa splendeur translucide.
43
Le A de l’Atlantide
La France était à l’époque contrôlée par un homme qui pensait que la religion donnait un sens à la vie. Raison pour laquelle il organisait cet enfer ? Cette ridicule mésaventure ressemble à une parabole catholique. L’épisode pathétique du capot m’a ouvert des horizons comme la pomme tombée sur le crâne de Newton. J’ai décidé de ne plus être quelqu’un d’autre. Ils veulent que je joue à l’enfant prodigue, que je rentre à la maison ? Je deviens moi mais qu’on ne se méprenne guère : jamais je ne reviendrai dans le droit chemin. Le Dépôt fut ma géhenne. Me voilà damné, il ne me reste plus qu’à croire. La chose la plus catholique chez moi, c’est ceci : je préfère que mes plaisirs soient interdits. Je ne méritais pas d’être humilié publiquement, mais je sais désormais que j’en prendrai toujours le risque. Toujours j’échapperai à votre contrôle. Vous m’avez déclaré la guerre. Je ne serai jamais des vôtres ; j’ai choisi l’autre camp. « Je me trouve fort à l’aise sous ma flétrissure », écrit Baudelaire à Hugo après l’interdiction des Fleurs du Mal. Ne me croyez pas quand je vous sourirai, méfiez-vous de moi, je suis un kamikaze trouillard, je vous mens lâchement, je suis irrécupérable et gâté, gâté comme on le dit d’une dent complètement fichue. Quand je pense qu’on me traite de mondain alors que je suis asocial depuis 1972… Certes je porte une veste et une cravate, et mes chaussures ont été cirées hier par le personnel d’un palace parisien. Pourtant je ne suis pas des vôtres. Je descends d’un héros mort pour la France, et si je me détruis pour vous, c’est de famille. Telle est la mission des soldats comme des écrivains. Chez nous, on se tue pour vous sans être des vôtres.
Ainsi vagabondaient mes pensées, à la remise de la Légion d’honneur de mon frère, dans la salle des fêtes du Palais de l’Élysée, peu après ma sortie du Dépôt. Ma mère avait mis des boucles d’oreilles rouges, mon père un costume bleu marine. Tandis que le président de la République épinglait la veste de Charles, ma filleule Emilie, sa fille de trois ans, s’écria : « Maman, j’ai envie de faire popo. » Le pré sident fit mine de ne pas entendre ce propos anarchiste. De l’extérieur, nous semblions une famille unie. Appuyé contre une colonne dorée, je me suis peigné les cheveux avec les doigts. C’est devenu un tic, je le fais souvent quand je ne sais où poser mes mains ; en me recoiffant j’en profite pour me gratter la tête. Le froid embuait les vitres donnant sur le parc. Je me suis approché pour contempler les arbres et soudain, orgueilleusement, j’ai dessiné avec mon index la lettre A sur la fenêtre givrée.
Épilogue
Aujourd’hui mon nez ne saigne plus comme quand j’ai cru que j’allais mourir à sept ans. A Guéthary je sniffe de l’iode. Deux semaines après ma sortie du Dépôt, la Rhune découpe le bleu dans mon dos. À ma gauche, les Pyrénées plongent dans l’océan. À ma droite, l’eau était si froide que la falaise a reculé : l’Atlantique l’use et l’effraie. Dans deux mètres, j’aurai cent ans. Ma tante Marie-Sol m’a dit que d’ici, en 1936, on voyait la ville d’Irun flamber la nuit. Puis la guerre est arrivée en France, et mon grand-père l’a perdue. Je marche sur les rochers de la plage de Cénitz, en février 2008, la main de ma fille serrée dans la mienne. Les embruns me servent de brumisateur Evian. Malheureusement, la pêche à la crevette est interdite par arrêté municipal depuis 2003. Ce n’était pas ma plage préférée, pourtant aujourd’hui j’y tremble de joie. La marée est basse ; à l’aide de ses fines gam bettes interminables, ma fille saute de rocher en rocher comme un cabri. Un cabri qui porterait une doudoune beige, une paire de bottes en daim et chanterait Laisse tomber les filles de France Gall. Un cabri qui parfois pose des questions philosophiques :
— Papa ?
— Oui ?
— Tu préfères croire, penser ou trouver ?
— Hein ?
— Tu préfères dire : « je crois que », « je pense que » ou « je trouve que » ?
— Euh… « Je trouve que », c’est plus modeste.
— Donc tu préfères trouver.
— Plutôt que penser ou croire, oui. C’est plus facile.
Trente-six ans plus tôt, par cet après-midi d’unique mémoire, mon grand-père m’a appris autre chose que la pêche à la crevette : il m’a aussi enseigné l’art du ricochet.
— L’important, professait-il, c’est de bien choisir son galet. Il faut qu’il soit plat et rond. Regarde.
Il n’y avait personne d’autre que nous, ce seul jour dont je me souvienne. Pierre de Chasteigner s’était penché derrière moi pour m’indiquer le geste parfait, face à la mer, accompagnant mon bras avec le sien, comme le font les professeurs de golf ou de tennis. L’ancien combattant aux cheveux blancs avait le temps de montrer à son petit-fils maigrichon comment on jetait un caillou afin qu’il rebondisse sur l’eau.
— Tu te tournes en arrière pour prendre ton élan, comme ça, voilà. Et hop, tu laisses ton galet partir.
— Plouf.
— Ah non Frédéric, celui-ci était trop lourd.
Mon caillou avait coulé lamentablement au fond de la mer, creusant des ronds dans l’eau noire, comme les sillons d’un disque de vinyle. Mon grand-père m’encouragea à réessayer.
— Mais… Bon Papa, ça ne sert à rien les ricochets !
— Ah si, c’est très important. Ça sert à braver la pesanteur.
— La pesanteur ?
— Normalement, si tu jettes un caillou dans la mer, il coule au fond de l’eau. Mais si tu fais un angle de vingt degrés et que tu lances bien ton galet, tu peux remporter une victoire contre la pesanteur.
— Tu perds mais plus lentement.
— Exact.
Voilà une chose que mon grand-père m’a apprise. Je ne saignais plus du nez, du moins je n’y pensais plus. Il corrigeait mon geste, patiemment.
— Regarde, il faut pivoter tel le Discobole.
— C’est quoi le dixobole ?
— Une statue grecque. Pas grave. Fais comme si tu voulais lancer un disque.