Выбрать главу

— C’est quoi, une orque ?

— Comme une baleine noire, carnivore, avec des dents tranchantes comme des lames de rasoir.

— Mais…

— Ne t’inquiète pas, le monstre ne peut pas s’approcher du rivage, il est trop gros, ici sur les rochers tu ne risques rien.

Dans le doute, j’ai décidé de ne plus mettre un pied dans l’eau, ce jour-là. Mon grand-père m’apprenait à pêcher la crevette avec une épuisette, et je sais pourquoi mon frère aîné n’était pas avec nous. À l’époque, un grand médecin avait dit à ma mère que j’avais peut-être une leucémie. J’étais en cure de repos, en « rehab », à sept ans. Je devais me ressourcer au bord de la mer, respirer l’air iodé à travers mes caillots de sang coagulé. À Patrakénéa, en basque la « maison de Patrick » de mon grand-père, dans ma chambre humide, on avait glissé une bouillotte en caoutchouc vert au fond de mon lit, qui clapotait quand je remuais, et rappelait régulièrement sa présence en brûlant mes pieds.

Le cerveau déforme l’enfance, pour l’embellir ou l’empirer, la rendre plus intéressante qu’elle n’était. Guéthary 1972 est comme une trace d’ADN retrouvée ; telle cette experte de la police scientifique du VIIIe arrondissement de Paris, en blouse blanche de laborantine, qui vient de me racler l’intérieur des joues avec une spatule en balsa afin de prélever ma muqueuse buccale, je devrais pouvoir tout rebâtir avec un cheveu retrouvé sur cette plage. Malheureusement je ne suis pas assez expert : sous mes yeux fermés, dans ma cellule crasseuse, je ne récapitule rien d’autre que les rochers qui écorchent la plante des pieds, la rumeur de l’Atlantique grondant au loin pour nous avertir que la marée remonte, le sable poisseux qui colle aux orteils, et ma fierté d’être chargé par mon grand-père de tenir le seau de crevettes qui frétillent dans l’eau de mer. Sur la plage, quelques vieilles dames enfilent leurs bonnets de bain fleuris. À marée basse, les rochers forment des petites piscines, dont les crustacés sont prisonniers. « Tu vois Frédéric, il faut gratter dans les anfractuosités. Vas-y, à ton tour. » En me tendant l’épuisette, mon grand-père aux cheveux blancs et aux espadrilles roses de chez Garcia m’a appris le mot « anfractuosité » ; en épousant les bords coupants de la roche, sous l’eau, il capturait les pauvres bestioles qui se précipitaient à reculons dans son filet. J’ai tenté ma chance mais n’ai cap turé que quelques bernard-l’hermite à la traîne. Il n’empêche : j’étais seul avec Bon Papa, et je me sentais aussi héroïque que lui. En remontant de Cénitz, il cueillait des mûres au bord du chemin. C’était miraculeux pour le petit citadin qui tenait la main de son grand-père, de découvrir que la nature était une sorte de self-service géant : l’océan et les arbres regorgeaient de cadeaux, il suffisait de se pencher pour les ramasser. Jusqu’alors je n’avais vu la nourriture surgir que d’un Frigidaire ou d’un Caddie. J’avais le sentiment d’être au jardin d’Eden, dont les allées sont pleines de fruits.

— Un jour, on ira dans les bois de Vaugoubert ramasser des cèpes sous les feuilles mortes.

On ne l’a jamais fait.

Le ciel était d’un bleu inhabituel : pour une fois, il faisait beau à Guéthary, et les maisons semblaient blanchir à vue d’œil, comme dans les publicités pour la tornade blanche d’« Ajax ammoniaqué ». Mais peut-être le ciel était-il couvert, peut-être que j’essaie d’arranger les choses, peut-être ai-je simplement envie que le soleil brille sur mon seul souvenir d’enfance.

7

Les enfers naturels

Quand la police s’est jetée sur nous, avenue Marceau, nous étions donc une dizaine de noceurs attroupés, allumant des cigarettes autour d’une voiture dont le capot noir verni était strié de lignes blanches parallèles. Nous étions plus proches des Tricheurs de Marcel Carné que des Kids junkies de Larry Clark. Lorsque la sirène s’est mise à hurler, nous nous sommes dispersés dans toutes les directions. Les fonctionnaires n’ont pêché que deux délinquants, comme mon grand-père avec ses crevettes, en fouillant dans les anfractuosités — en l’occurrence la bouche du métro Alma-Marceau dont la grille était baissée en cette heure tardive. Lorsque mon ami, appelons-le le Poète, fut en état d’arrestation, je l’entendis protester : « Mais la vie est un cauchemar ! » La tête interloquée du Policier devant le Poète continuera de me faire sourire jusqu’à ma mort. Deux gardiens de la paix nous soulevèrent jusqu’au capot litigieux ; je me souviens d’avoir apprécié cet exercice de lévitation nocturne. Le dialogue semblait compromis entre la Poésie et l’Ordre Public.

Le Policier : — Mais qu’est-ce qui vous prend de faire ça sur une voiture ?

Le Poète : — La vie est un CAUCHEMAR !

Moi : — Je descends d’un homme crucifié sur des barbelés de Champagne !

Le Policier : — Allez hop, embarquez-moi tout ça au Sarij 8.

Moi : — C’est quoi le Sarij 8 ?

Un autre Policier : — Service d’accueil, de recherche et d’investigation judiciaire du VIIIe arrondissement.

Le Poète : — « A mesure que l’être humain avance dans la vie, le roman qui, jeune homme, l’éblouisssait, la légende fabuleuse qui, enfant, le ssséduisait, se fanent et s’obscurcissssent d’eux-mêmes… »

Moi (fayot et crâneur à la fois) : — C’est pas de lui, ça. Vous avez lu Les Paradis artificiels, mon capitaine ? Vous savez que les paradis artificiels nous aident à fuir les enfers naturels ?

Le Policier (dans sa radio-CB) : — Chef, on est sur un flag, là !

Un autre Policier : — Vous êtes dingues de faire ça sur la voie publique, planquez-vous aux chiottes comme tout le monde ! C’est de la provocation, là !

Moi (en essuyant la poudre sur le capot de la voiture avec mon écharpe) : — Nous ne sommes pas tout le monde, mon commandant. Nous sommes des ZÉCRIVVAINS. OKAY ?

Le Policier (saisissant violemment mon bras) : — Chef, l’individu appréhendé a tenté d’effacer la pièce à conviction !

Moi : — Hé ho, doucement monsieur l’agent, inutile de me casser le bras. Je préférais quand vous me portiez.

Le Poète (avec force mouvements de tête supposés indiquer la dignité humaine et l’orgueil de l’artiste incompris) : — La liberté est impossssible…

Le Policier : — Il peut pas la fermer, lui ?

Le Poète (convaincu de convaincre, articulant beaucoup trop, syllabe par syllabe, le doigt levé comme un clochard parlant tout seul dans le métro) : — Le Pouvoir a besoin des zartisstes pour lui dirre la vvvérité.

Le Policier : — Vous essayez de jouer au plus con avec moi ?

Le Poète : — Non, vous seriez sssûr de gagner.

Le Chef : — Oh lala, ça sent la garde à vue ! Allez zou, coffrez-moi tout ça !

Moi : — Mais… mon frère a la Légion d’honneur !

Nous fûmes lévités dans la voiture bicolore qui hululait.

Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout de suite pensé au film Le gendarme de Saint-Tropez (1964), quand Louis de Funès et Michel Galabru courent après une bande de nudistes sur la plage pour les peindre en bleu. Nous le regardions tous les étés, en famille, à Guéthary, dans le salon qui sentait le feu de bois, la cire à parquets et le Johnny Walker sur glace. Une autre référence serait Les Pieds Nickelés en plein suspense de Pellos (1963) mais je n’arrive pas à départager qui ferait Ribouldingue, et qui Filochard.

J’avais déjà séjourné dans un panier à salade pendant le Salon du Livre de Paris, en mars 2004. J’avais tenté d’approcher le Président Chirac pour lui offrir un tee-shirt à l’effigie de Gao Xingjian. Le pays invité d’honneur au Salon était la Chine, mais le prix Nobel de littérature 2000, dissident chinois exilé en France et naturalisé français, avait été bizarrement « oublié » par les autorités. Là aussi, j’avais été soulevé de terre par des bras musclés ; là encore, j’avais trouvé la sensation plutôt planante. Il faut dire que j’avais eu de la chance : l’un de mes porteurs avait reçu un message rassurant par talkie-walkie.