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– Bien sûr, répliqua Andrew. Je ne voulais pas vous interrompre.

Elle le remercia et retourna à sa lecture.

– Reporter, précisa Andrew.

– Je ne veux pas être désagréable, dit la jeune femme, mais je voudrais me concentrer sur ce que j'étudie.

– Pourquoi l'Inde ?

– J'envisage de m'y rendre un jour.

– Vacances ?

– Vous n'allez pas me laisser tranquille, n'est-ce pas ? soupira-t-elle.

– Si, promis, je ne dis plus rien. À partir de maintenant, plus un mot. Croix de bois, croix de fer.

Et il tint promesse. Andrew resta silencieux l'après-midi entier, à peine salua-t-il sa voisine quand elle s'esquiva une heure avant la fermeture.

En partant, Andrew saisit un livre laissé par un lecteur sur le comptoir, glissa un billet de vingt dollars sous la couverture et le tendit au bibliothécaire.

– Je veux juste connaître son nom.

– Baker, chuchota Yacine en serrant l'ouvrage contre lui.

Andrew plongea la main dans la poche de son jean et en ressortit un autre billet à l'effigie de Jackson.

– Son adresse ?

– 65 Morton Street, chuchota Yacine en s'emparant des vingt dollars.

Andrew quitta la bibliothèque. Le trottoir de la Cinquième Avenue était bondé. À cette heure, impossible de trouver un taxi en maraude. Il repéra la jeune femme qui agitait la main au croisement de la 42e Rue, essayant d'attirer l'attention d'un chauffeur. Une voiture de maître se rangea devant elle et son conducteur se pencha à la vitre pour lui proposer ses services. Andrew s'approcha à distance suffisante pour l'entendre négocier le prix de la course. Elle grimpa à l'arrière de la Crown noire et le véhicule se glissa dans le flot de la circulation.

Andrew courut jusqu'à la Sixième Avenue, s'engouffra dans le métro, prit la ligne D et ressurgit, un quart d'heure plus tard, de la station West 4th Street. De là, il rejoignit le Henrietta Hudson Bar qu'il connaissait bien pour sa carte de cocktails. Il commanda un ginger ale au barman et alla s'installer sur un tabouret derrière la vitre. Observant le carrefour de Morton et d'Hudson, il se demanda ce qui lui laissait imaginer que la jeune femme en quittant la bibliothèque rentrerait directement chez elle et surtout ce qui l'avait incité à venir jusqu'ici, alors que cela n'avait aucun sens. Après avoir assez longuement considéré la question, il en conclut que l'ennui était en train d'avoir raison de lui. Il régla sa boisson et partit retrouver Simon qui devait s'apprêter à quitter son garage.

Quelques minutes après son départ, la voiture de maître déposait Suzie Baker en bas de chez elle.

*

Le rideau de fer était baissé. Andrew poursuivit son chemin et reconnut la silhouette de Simon, penché sous le capot d'une Studebaker garée un peu plus loin dans la rue.

– Tu tombes bien, dit Simon. Je n'arrive pas à la faire démarrer et, seul, impossible de la pousser dans le garage. Je me rongeais les sangs à l'idée de la laisser toute la nuit dehors.

– J'envie tes inquiétudes, mon vieux.

– C'est mon gagne-pain, alors oui, j'y fais attention.

– Tu ne l'as toujours pas vendue, celle-là ?

– Si, et reprise à un collectionneur qui m'a acheté une Oldsmobile 1950. C'est comme ça qu'on fidélise sa clientèle dans mon métier. Tu m'aides ?

Andrew se positionna à l'arrière de la Studebaker pendant que Simon la poussait, la main, par la vitre baissée, posée sur le volant.

– Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Andrew.

– Je n'en sais rien, je verrai avec mon mécano demain.

La voiture à l'abri, ils allèrent dîner chez Mary's Fish Camp.

– Je vais me remettre au boulot, annonça Andrew en s'attablant.

– Il était temps.

– Et je vais rentrer chez moi.

– Rien ne t'y oblige.

– Si, toi.

Andrew passa sa commande auprès de la serveuse.

– Tu as eu de ses nouvelles ?

– De qui ? répondit Simon.

– Tu sais très bien de qui.

– Non, je n'ai eu aucune nouvelle d'elle, et pourquoi en aurais-je ?

– Je ne sais pas, j'espérais, c'est tout.

– Tourne la page, elle ne reviendra pas. Tu lui as fait trop de mal.

– Une soirée d'ivresse et un aveu stupide, tu ne crois pas que j'en ai assez payé le prix ?

– Je n'y suis pour rien, c'est à elle qu'il faut raconter ça.

– Elle a déménagé.

– Je l'ignorais, mais toi, comment le sais-tu, si tu n'as aucune nouvelle d'elle ?

– Il m'arrive de passer en bas de chez elle.

– Comme ça, par hasard ?

– Oui, par hasard.

Andrew regarda par-delà la vitrine les fenêtres éteintes de son appartement de l'autre côté de la rue.

– Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi. Il y a des lieux qui réveillent la mémoire. Les instants que j'ai vécus avec elle sont les plus heureux de ma vie. Je vais sous ses fenêtres, je m'installe sur un banc et je me les rappelle. Parfois, je nous vois tous les deux, comme deux ombres du soir, entrant dans son immeuble, les bras chargés des courses que nous étions allés faire à l'épicerie du coin. J'entends son rire, ses railleries, je regarde l'endroit où elle laissait presque toujours tomber un paquet en cherchant ses clés. Parfois, même, je quitte mon banc, comme pour aller le ramasser, avec l'espoir absurde que la porte de l'immeuble s'ouvrira et que la vie reprendra son cours là où tout s'est arrêté. C'est idiot, mais ça me fait un bien fou.

– Et tu fais ça souvent ?

– Il est bon, ton poisson ? répondit Andrew en plantant sa fourchette dans l'assiette de Simon.

– Tu passes en bas de chez elle combien de fois par semaine, Andrew ?

– Le mien est meilleur, tu as fait le mauvais choix.

– Tu ne peux pas continuer à te lamenter sur ton sort. Ça n'a pas marché entre vous, c'est triste, mais ce n'est pas la fin du monde non plus. Tu as la vie devant toi.

– J'en ai entendu des platitudes, mais alors « tu as la vie devant toi », c'est le pompon.

– Tu veux me donner des leçons après ce que tu viens de me raconter ?

Puis Simon l'interrogea sur sa journée, et pour donner le change, Andrew lui confia avoir fait la connaissance d'une lectrice à la bibliothèque.

– Tant que tu ne vas pas l'espionner assis sur un banc en bas de chez elle, je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle.

– Je me suis planqué dans un bar au coin de sa rue.

– Tu as fait quoi ?

– Tu m'as très bien entendu, et ce n'est pas ce que tu crois ; quelque chose m'intrigue chez cette femme, je ne parviens pas encore à savoir quoi.

Andrew régla l'addition. Charles Street était déserte, un vieil homme promenait son labrador, l'animal claudiquait autant que son maître.

– C'est fou, la ressemblance entre les chiens et leurs propriétaires, s'exclama Simon.

– Oui, tu devrais t'acheter un cocker. Allez viens, rentrons, c'est la dernière nuit que je passe sur ton canapé déglingué. Demain, je lève le camp, c'est promis. Et je ne poireauterai plus sous les fenêtres de Valérie, je te le promets également. De toute façon, elle aussi a levé le camp. Tu sais ce qui me tue, c'est quand j'imagine qu'elle est probablement partie pour emménager avec un autre homme.

– C'est pourtant tout le mal que tu pourrais lui souhaiter, non ?

– L'idée que ce soit à un autre qu'elle fasse ses confidences, qu'elle s'occupe de lui, lui demande comment s'est déroulée sa journée, qu'elle partage avec lui les moments qui nous appartenaient... je n'y arrive pas.

– C'est de la jalousie mal placée et elle mérite mieux que ça.

– Ce que tu m'emmerdes avec tes leçons.

– Peut-être, mais il faut bien que quelqu'un te fasse la morale, regarde-toi.