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– On ne devient pas un alpiniste confirmé en un an, à moins d'y consacrer tout son temps...

– Vous ne me connaissez pas. Quand j'entreprends quelque chose, rien ne m'arrête, vous n'aurez jamais eu d'élève aussi motivée que moi.

Apprendre à grimper était devenu pour elle une obsession. À court d'arguments, elle avait offert de le payer, de quoi améliorer son train de vie, et retaper sa modeste maison, qui en avait bien besoin. Shamir avait interrompu son flot de paroles en lui donnant ce qu'elle avait cru être une première leçon et qui n'était qu'un conseil. Sur une paroi rocheuse, il fallait être calme, garder la maîtrise de soi, de chacun de ses gestes. Tout le contraire de son attitude.

L'invitant à partir, il lui avait promis de réfléchir et de la recontacter.

Lorsqu'elle descendit les marches de son perron, il lui posa une question : pourquoi lui ? Attendant une réponse plus sincère qu'une flatterie.

Suzie s'était retournée pour le dévisager longuement.

– Votre photo sur le blog. Votre tête m'a plu, je me suis toujours fiée à mon instinct.

Elle n'avait rien ajouté et s'en était allée.

*

Elle était revenue dès le lendemain chercher une réponse. Elle avait parqué sa voiture sur le pont élévateur du garage où travaillait Shamir et, renseignements pris auprès du chef d'atelier, avait avancé d'un pas décidé vers la fosse où il vidangeait une vieille Cadillac.

– Qu'est-ce que vous fichez là ? avait-il demandé en s'essuyant les mains sur sa combinaison.

– À votre avis ?

– Je vous ai dit que je réfléchirais et vous recontacterais.

– Quarante mille dollars pour ma formation. Si vous m'entraîniez les week-ends, à raison de huit heures par jour, cela ferait huit cent trente-deux heures au total. Je connais des alpinistes qui ont affronté la haute montagne avec moins d'expérience. Quarante dollars de l'heure, c'est ce que gagne un médecin généraliste. Et je vous paierai à la fin de chaque semaine.

– Que faites-vous exactement, dans la vie, mademoiselle Baker ?

– J'ai suivi de longues études inutiles, et puis j'ai travaillé chez un antiquaire jusqu'au jour où ses avances sont devenues trop insistantes. Depuis, je cherche ma voie.

– Autrement dit, vous êtes une fille à papa qui ne sait pas comment tuer le temps. Nous n'avons pas grand-chose en commun.

– Au siècle dernier, c'étaient les bourgeois qui avaient des préjugés à la con sur les ouvriers, maintenant c'est le contraire, avait-elle répondu du tac au tac.

Shamir n'avait pas pu terminer ses études, faute de moyens financiers. La somme que Suzie lui offrait pour quelques leçons d'alpinisme pouvait changer bien des choses dans sa vie. Mais il n'arrivait pas à savoir si son culot et son insolence le charmaient ou l'exaspéraient.

– Je n'ai aucun a priori, mademoiselle Baker. Je suis mécano, la différence entre nous, c'est que pour moi travailler est une nécessité quotidienne, et j'aimerais ne pas me faire virer parce que je bavarde avec une jolie fille au lieu de finir ma vidange.

– Vous ne bavardez pas, mais merci du compliment.

– Je vous contacterai quand j'aurai pris ma décision, dit Shamir en reprenant son travail.

Ce qu'il fit le soir même, en contemplant son assiette dans ce fast-food, à quelques pas du garage, où il dînait tous les soirs. Il avait appelé Suzie Baker et lui avait donné rendez-vous dans un complexe sportif de la grande banlieue de Baltimore, le samedi suivant à 8 heures précises.

Six mois durant, ils avaient passé chaque week-end à gravir un mur d'escalade en béton. Au trimestre suivant, Shamir entraîna Suzie à la varappe sur de véritables parois rocheuses. Elle ne lui avait pas menti, sa détermination ne cessait de le surprendre. Elle ne cédait jamais à la fatigue. Lorsque ses membres endoloris la faisaient souffrir au point où n'importe qui aurait renoncé, elle s'agrippait avec encore plus d'énergie.

Quand Shamir lui avait annoncé qu'elle était prête à affronter la montagne et qu'il l'emmènerait à la venue de l'été grimper au plus haut sommet du Colorado, Suzie avait été si heureuse qu'elle l'avait invité à dîner.

Hormis quelques en-cas partagés pendant leurs entraînements, c'était leur premier repas en tête à tête. Au cours de cette soirée, où Shamir avait raconté sa vie, l'arrivée de ses parents en Amérique, leur vie modeste, les sacrifices qu'ils avaient consentis pour qu'il suive des études, Suzie, qui n'avait presque rien dévoilé de la sienne, sinon qu'elle habitait à Boston et venait chaque week-end pour se former avec lui, avait annoncé son intention d'escalader le mont Blanc l'année suivante.

Cette ascension, Shamir l'avait entreprise lors d'un voyage en Europe, qu'il avait pu s'offrir grâce à un concours universitaire remporté des années plus tôt. Mais la montagne n'avait pas voulu de sa cordée et il avait dû faire demi-tour, à quelques heures du but. Shamir en ressentait toujours une amère déception, se consolant du fait que ses camarades et lui étaient rentrés sains et saufs. Le mont Blanc a souvent volé la vie de ceux qui n'ont pas su renoncer.

– Quand vous parlez de la montagne, on croirait qu'elle a une âme, avait-elle dit à la fin de ce dîner.

– Tout alpiniste le croit, et j'espère que vous aussi, désormais.

– Vous y retourneriez ?

– Si j'en ai un jour les moyens, oui.

– J'ai une proposition malhonnête à vous faire, Shamir. À la fin de ma formation, c'est moi qui vous y emmènerai.

Shamir estimait que Suzie n'avait pas encore le niveau pour affronter le mont Blanc. Et le voyage serait trop onéreux. Il l'avait remerciée en déclinant son offre.

– Dans moins d'un an, j'escaladerai le mont Blanc, avec ou sans vous, avait affirmé Suzie en quittant la table.

Au lendemain de leur escapade dans le Colorado, après qu'ils s'étaient embrassés au sommet du pic Grays, Shamir avait refusé d'être payé.

Au cours des six mois suivants, Suzie l'avait harcelé avec sa nouvelle obsession, vaincre le plus haut sommet d'Europe.

Un matin de novembre, Shamir et elle avaient connu leur unique dispute, lorsque rentrant chez lui, il l'avait retrouvée assise en tailleur sur le tapis du salon, une carte étalée devant elle. Il lui avait suffi d'un coup d'œil pour reconnaître les reliefs de la montagne où Suzie avait tracé une voie d'escalade au crayon rouge.

– Tu n'es pas prête, avait-il répété pour la énième fois. Tu ne renonces jamais quand tu as une idée en tête ?

– Jamais ! avait-elle déclaré fièrement en exhibant deux billets d'avion. Nous partirons à la mi-janvier.

En été, il aurait déjà hésité à l'y emmener, mais en janvier, c'était hors de question. Suzie avait fait valoir qu'en pleine saison le mont Blanc devenait une usine à touristes. Elle voulait le gravir seule avec lui. Elle avait passé des semaines à étudier l'itinéraire, jusqu'à le connaître dans ses moindres détails.

Shamir s'était emporté. À 4 800 mètres, la pression en oxygène réduite de moitié provoque migraines, jambes en coton, nausées et ivresse chez ceux qui veulent défier de tels sommets sans y être correctement préparés. L'hiver, ils se réservaient aux alpinistes chevronnés, et Suzie en était loin.

Obstinée, elle avait récité sa leçon.

– Nous passerons par l'aiguille du Goûter pour atteindre l'arête des Bosses. Le premier jour, nous effectuerons une montée depuis le Nid d'Aigle. Six heures, huit tout au plus pour atteindre le refuge de la Tête Rousse. Nous atteindrons le col du Dôme au lever du jour puis nous passerons le bivouac Vallot. À 4 362 mètres, nous aurons atteint une altitude équivalente à celle du pic Grays (où elle avait promis de faire demi-tour en cas de météo défavorable). Ensuite les Deux Bosses, avait-elle poursuivi surexcitée en désignant une croix rouge dessinée sur la carte. Et enfin, ce sera le tour du rocher de la Tournette, avant d'attaquer l'arête sommitale. Là-haut, on se prend en photo et on redescend. Tu auras conquis ce sommet dont tu as toujours rêvé.