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– Je ne vous ai rien demandé que je sache. Faites arrêter cette calèche qui pue le cheval mouillé, laissez-moi partir et fichez-moi la paix.

– J'aime bien l'odeur des chevaux, avant je les craignais, mais plus maintenant. J'ai payé pour un tour complet, et si d'ici là vous n'avez pas répondu à mes questions, on s'en offrira un second, j'ai tout mon temps.

– À la vitesse à laquelle on se traîne, je peux descendre en marche, vous savez.

– Vous avez vraiment un sale caractère !

– C'est de famille.

– D'accord, reprenons à zéro cette conversation mal engagée.

– La faute à qui ?

– J'ai un œil à moitié fermé, vous voulez que je vous présente mes excuses ?

– Ce n'est pas moi qui vous ai frappé, tout de même !

– Non, mais vous n'allez pas me dire que cette photo n'est pas sans rapport avec vous ?

Suzie Baker rendit la photographie à Andrew en souriant.

– Vous aviez meilleure mine !

– J'avais mieux dormi la veille, et sans compresse sur la figure.

– Ça fait mal ? interrogea Suzie en posant doucement la main sur l'arcade sourcilière d'Andrew.

– Quand vous appuyez, oui.

Andrew écarta la main de son visage.

– Dans quelle histoire êtes-vous allée vous fourrer, mademoiselle Baker ? Qui nous épie et nous cambriole ?

– Cela ne vous concerne pas, je suis désolée de ce qui vous est arrivé. Demain, je demanderai à changer de table à la bibliothèque. Gardez vos distances et vous serez tranquille. Maintenant, dites à ce cocher de me laisser descendre.

– Qui était l'homme sorti juste avant vous de l'épicerie, le soir où nous nous y sommes croisés ?

– Je ne sais pas de qui vous parlez.

– De lui, rétorqua Andrew en sortant de sa poche les clichés qu'il avait reçus de France.

Suzie les étudia attentivement et son expression s'assombrit.

– Pour qui travaillez-vous, monsieur Stilman ? questionna-t-elle.

– Pour le New York Times, mademoiselle Baker, bien qu'actuellement je m'accorde un congé maladie prolongé.

– Alors, tenez-vous-en à vos articles, lui dit-elle avant d'ordonner au cocher de faire stopper sa carriole.

Suzie sauta à terre et remonta l'allée principale à pied. Le cocher se retourna vers son passager, guettant ses instructions.

– Soyez gentil, lui dit Andrew, demandez-moi dans quel bourbier je vais encore aller m'empêtrer. J'ai besoin de me l'entendre dire.

– Je vous demande pardon, monsieur ? répondit le cocher qui ne comprenait rien à ce que son client lui disait.

– Pour vingt dollars de plus, vous feriez faire demi-tour à votre bourrin ?

– Pour trente, je peux même rattraper la jeune dame.

– Vingt-cinq !

– Affaire conclue !

Le cocher manœuvra et la calèche repartit à bon trot, elle ralentit en arrivant à la hauteur de Suzie.

– Montez ! dit Andrew.

– Laissez-moi, Stilman, je porte la poisse.

– Je ne risque rien, je suis né avec. Montez je vous dis, vous allez être trempée.

– Je le suis déjà.

– Alors raison de plus, venez vous abriter sous la couverture, vous allez attraper froid.

Suzie grelottait, elle se hissa sur le marchepied, prit place sur la banquette et se blottit sous le plaid.

– Après votre accident, vous avez été rapatriée dans un avion d'une compagnie un peu spéciale. On n'achète pas ce genre de billet à un comptoir d'aéroport, n'est-ce pas ?

– Puisque vous le dites.

– Qui est Arnold Knopf ?

– L'homme de confiance de ma famille ; je n'ai pas connu mon père, Knopf a été une sorte de parrain pour moi.

– Qui êtes-vous exactement, mademoiselle Baker ?

– La petite-fille de feu le sénateur Walker.

– Son nom devrait me dire quelque chose ?

– Il était l'un des plus proches conseillers du président Johnson.

– Lyndon Baines Johnson, qui a succédé à Kennedy ?

– En personne.

– Quel rapport entre ce grand-père sénateur et ce qui vous concerne ?

– C'est bizarre pour un reporter, vous ne lisez pas la presse ?

– L'élection de Johnson remonte à 1964. Je ne lisais pas le journal dans les burettes de mon père.

– Ma famille a fait l'objet d'un scandale national. Mon grand-père a dû renoncer à sa carrière.

– Maîtresse, détournement de fonds publics, ou les deux ?

– Sa femme fut accusée de haute trahison et assassinée alors qu'elle tentait de fuir.

– En effet, ce n'est pas banal. Quel rapport avec vous, vous n'étiez même pas née ?

– Ma grand-mère était innocente, je me suis juré d'en apporter la preuve.

– Pourquoi pas. Et quarante-six ans plus tard, cela nuirait toujours à certains ?

– Il semblerait que oui.

– Quel genre de trahison ?

– On prétend qu'elle s'apprêtait à vendre des secrets militaires aux Soviétiques et aux Chinois. Nous étions en pleine guerre du Vietnam, elle était l'épouse d'un haut conseiller du gouvernement, elle entendait beaucoup de choses se dire sous son toit.

– Votre grand-mère était communiste ?

– Je ne l'ai jamais cru. Elle était farouchement opposée à la guerre et militait contre les inégalités sociales. Elle avait aussi une certaine autorité sur son mari, mais cela n'a rien de criminel.

– Tout dépend aux yeux de qui, répondit Andrew. Vous pensez que c'était un coup monté à cause de l'influence qu'elle exerçait sur votre grand-père ?

– Mathilde en était convaincue.

– Mathilde ?

– Leur fille, ma mère.

– Mettons de côté les certitudes de votre mère, qu'est-ce que vous avez de concret ?

– Quelques papiers ayant appartenu à Lilly et le dernier message qu'elle a laissé avant de fuir. C'est un mot manuscrit auquel je n'ai jamais rien compris.

– Ce n'est pas ce que j'appellerai des preuves tangibles.

– Monsieur Stilman, je dois vous faire un aveu. Je vous ai menti sur une chose.

– Une seule ?

– Mon ascension du mont Blanc n'était en rien un pèlerinage, encore moins pour Shamir. Mathilde buvait beaucoup, je vous l'ai dit. Je ne peux compter le nombre de fois où j'allais la chercher dans ces bars où elle s'endormait au comptoir, quand ce n'était pas dans sa voiture au beau milieu d'un parking. Lorsqu'elle touchait le fond, c'est moi qu'elle appelait toujours à son secours. Dans ces moments-là, elle se mettait à me parler de ma grand-mère. La plupart du temps ses phrases étaient décousues et ses propos incompréhensibles. Une nuit où elle était plus saoule que d'habitude, elle a voulu prendre un bain dans le port de Boston. À 3 heures du matin, en plein mois de janvier, le 24 pour être précise. Une patrouille passait par là, un policier l'a repêchée in extremis.

– Elle était ivre ou elle tentait de mettre fin à ses jours ?

– Les deux.

– Pourquoi ce soir-là ?

– Justement, pourquoi ce soir-là ? Je lui ai posé la question, elle m'a répondu que c'était le quarantième anniversaire du dernier espoir.

– Ce qui voulait dire ?

– La seule preuve qui aurait pu innocenter sa mère se trouvait à bord d'un avion qui s'était écrasé sur le mont Blanc le 24 janvier 1966. Après la tentative de suicide de ma mère, j'ai commencé à faire des recherches.

– Vous êtes partie escalader le mont Blanc pour retrouver quarante-six ans après le crash d'un avion une preuve qui se trouvait à bord ? C'est un peu gros.

– J'ai étudié ce crash pendant des années et recueilli plus de documentation que quiconque à ce sujet. J'ai répertorié les mouvements du glacier mois par mois, inventorié chaque débris qu'il a recraché.