Выбрать главу

– Je vous entends parfaitement, monsieur.

– Alors, faites le nécessaire.

Son interlocuteur raccrocha sans un bonsoir.

10.

Suzie dormait, recroquevillée sur le tapis.

Andrew se rendit dans la cuisine, emportant avec lui les papiers que lui avait confiés Ben Morton. Il prépara du café et s'installa au comptoir. Sa main tremblait de plus en plus et il dut s'y reprendre à deux fois pour porter la tasse à ses lèvres. En essuyant les éclaboussures qu'il avait faites sur le dossier, le rabat lui parut étrangement épais. Il le décolla délicatement et découvrit deux feuillets dactylographiés.

Morton s'était plus investi dans son enquête qu'il n'avait voulu le confier à Andrew lors de sa visite au cabanon. Le reporter avait recueilli des témoignages de proches de Liliane Walker. Ceux qui avaient accepté de lui parler étaient peu nombreux.

Le professeur de piano de Liliane avait déclaré par téléphone avoir obtenu des confidences de son élève. La rencontre prévue entre Ben Morton et le professeur Jacobson n'eut jamais lieu, puisqu'il succomba à une crise cardiaque la veille de leur rendez-vous.

Jeremiah Fishburn, responsable d'une organisation caritative fondée par le clan Walker, s'étonnait d'une contradiction dont aucun journaliste ne faisait état. Pourquoi consacrer autant de temps et d'argent à porter secours aux vétérans et commettre des actes mettant en danger de jeunes soldats ?

Une personne dans l'entourage de la famille, qui avait tenu à rester anonyme, avait confié au reporter que la vie de Liliane n'était pas si lisse qu'elle voulait le faire croire. Elle avait entendu parler d'un petit arrangement entre Mme Walker et l'une de ses amies qui prétendait être en sa compagnie alors que Liliane se rendait sur l'île de Clarks.

Andrew recopia le nom de l'île sur son carnet et poursuivit sa lecture.

Il entendit couler la douche, attendit un peu, et dès que l'écoulement d'eau cessa, il remplit une tasse de café et rejoignit Suzie dans la chambre. Elle lui avait emprunté son peignoir de bain.

– Vous saviez que votre grand-mère jouait du piano ?

– J'ai fait mes gammes sur son Steinway. Il paraît qu'elle était virtuose. Lorsque mon grand-père organisait des soirées, elle jouait du jazz aux invités.

– L'île de Clarks, ça vous dit quelque chose ?

– Ça devrait ?

Andrew ouvrit son armoire, attrapa deux pantalons, deux pulls chauds et une petite valise.

– Nous passerons chez vous tout à l'heure, pour que vous preniez quelques affaires. Habillez-vous.

*

Le Pilatus d'American Eagle se posa sur la piste de l'aéroport municipal de Ticonderoga en début d'après-midi. L'hiver sévissait sur les Adirondacks et les bois étaient couverts de neige fraîche.

– La frontière canadienne n'est pas loin, remarqua Andrew en montant dans la voiture de location.

– Combien de temps ? demanda Suzie en mettant le chauffage.

– Une demi-heure de route, peut-être un peu plus avec cette météo. J'ai l'impression qu'une tempête se prépare.

Suzie, songeuse, regarda le paysage. Le vent commençait à souffler en rafales, faisant virevolter la poudreuse sur une campagne morne, son sifflement strident entrait jusque dans l'habitacle. Suzie descendit la vitre et passa la tête au-dehors avant de tapoter le genou d'Andrew pour lui indiquer de s'arrêter.

La voiture se rangea sur le bas-côté et Suzie se précipita vers le fossé pour aller vomir le sandwich avalé à l'aéroport.

Andrew la rejoignit et la soutint par les épaules. Lorsque les spasmes cessèrent, il l'aida à s'installer dans la voiture et reprit place derrière le volant.

– Je suis désolée, pardon, dit-elle.

– Cette bouffe sous cellophane, on ne sait jamais ce qu'ils mettent dedans.

– Au début, dit Suzie d'une voix à peine audible, je me réveillais en pensant que ce n'était qu'un cauchemar, qu'il s'était levé avant moi et que je le retrouverais dans la cuisine. J'ouvrais toujours l'œil avant lui, mais je faisais semblant de dormir en attendant qu'il prépare le petit déjeuner. Lorsque la bouilloire sifflait, je savais que je n'aurais plus qu'à mettre les pieds sous la table. Je suis paresseuse. Les premiers mois qui ont suivi sa mort, je m'habillais et passais mes journées à marcher sans la moindre idée de l'endroit où j'allais. J'entrais parfois dans des grandes surfaces où j'arpentais les allées en poussant un chariot, sans jamais rien acheter. Je regardais les gens et je les enviais. Les journées sont interminables quand la personne que vous aimez vous manque.

Andrew entrouvrit sa vitre et ajusta le rétroviseur, cherchant ses mots.

– Après être sorti de l'hôpital, finit-il par lâcher, j'allais m'installer l'après-midi sous les fenêtres de Valérie. Je restais là, assis sur un banc pendant des heures, à fixer la porte de son immeuble.

– Elle ne vous a jamais surpris ?

– Non, aucun risque, elle avait déménagé. On fait une belle équipe tous les deux.

Suzie demeura silencieuse, les yeux braqués sur la tempête qui avançait vers eux. La voiture godilla à l'entrée d'un virage. Andrew leva le pied de l'accélérateur, mais la Ford continua sa glissade avant d'aller heurter une congère qui amortit le choc.

– C'est une vraie patinoire, dit-il dans un éclat de rire.

– Vous avez bu ?

– Un petit rien, dans l'avion, mais vraiment un petit rien.

– Arrêtez le moteur tout de suite !

Et comme Andrew n'obtempérait pas, Suzie se mit à le rouer de coups sur le bras et sur le torse. Andrew attrapa ses mains et les retint de force.

– Shamir est mort, Valérie m'a quitté, nous sommes seuls et nous n'y pouvons rien, maintenant calmez-vous ! Je vous laisse le volant si vous préférez, mais même à jeun, je n'aurais rien pu faire contre une plaque de verglas.

Suzie se dégagea de son emprise et se tourna vers la vitre.

Andrew reprit la route. Le vent redoublait de force, faisant tanguer la Ford. La visibilité se réduisait à l'approche de la nuit. Ils traversèrent une bourgade désolée et Andrew se demanda quel genre de paumés pouvaient vivre ici. Il aperçut dans le blizzard l'enseigne criarde d'un Dixie Lee et se rangea sur le parking.

– Nous n'irons pas plus loin ce soir, dit-il en coupant le contact.

Il n'y avait que deux clients dans le restaurant dont le décor aurait pu inspirer Hopper. Ils s'installèrent dans un box. La serveuse leur offrit du café en leur présentant deux menus. Andrew commanda des pancakes, Suzie repoussa la carte sans rien choisir.

– Vous devriez manger quelque chose.

– Je n'ai pas faim.

– Vous avez déjà envisagé que votre grand-mère soit coupable ?

– Non, jamais.

– Je ne dis pas qu'elle le soit, mais mener une investigation avec une opinion déjà faite conduit généralement à se mentir à soi-même.

Un chauffeur de camion assis au comptoir lorgnait Suzie de façon déplaisante. Andrew soutint son regard.

– Ne jouez pas au cow-boy, dit Suzie.

– Ce type m'emmerde.

Suzie se leva et aborda le chauffeur.

– Vous voulez vous joindre à nous ? Seul au volant toute la journée, seul au moment des repas, venez profiter d'un peu de compagnie, lui dit-elle sans la moindre ironie dans la voix.

L'homme fut désemparé.

– La seule chose que je vous demande, c'est d'arrêter de reluquer mes seins, ça met mon ami mal à l'aise et je suis sûre que votre femme n'aimerait pas ça non plus, ajouta-t-elle en effleurant l'alliance du chauffeur.