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– Et ton épaule ? demanda Suzie.

– La douleur est tolérable. De toute façon, c'est notre seule chance, remonter par la crevasse est impossible. En attendant, il faut retrouver nos piolets.

– Et si nous avancions dans la grotte, il y a peut-être une autre sortie ?

– Pas en cette saison. Même si une rivière souterraine passait par là, elle serait gelée. La seule issue de secours est à la verticale de cet aven. On ne pourra pas s'y attaquer aujourd'hui. Il nous faudra au moins cinq heures pour grimper, je nous en donne deux tout au plus avant que le soleil bascule sur l'autre versant, et dans le noir, c'est injouable. Reprenons des forces et allons chercher notre matériel. La température dans cette grotte est moins glaciale que ce que je croyais, nous pouvons même essayer de dormir un peu dans le sac de couchage.

– Tu crois vraiment qu'on peut s'en sortir ?

– Tu as le niveau pour grimper cette cheminée, tu passeras la première.

– Non, toi d'abord, supplia Suzie.

– J'ai trop mal aux côtes pour pouvoir te hisser, et si je dévissais, je t'entraînerais avec moi.

Shamir retourna à l'endroit de leur chute. La douleur lui coupait le souffle, mais il s'efforçait de ne rien montrer à Suzie. Tandis qu'il creusait la neige avec ses gants dans l'espoir de retrouver ses piolets, elle s'éloigna vers le fond de la grotte.

Soudain, il l'entendit l'appeler. Shamir se retourna et revint sur ses pas.

– Viens m'aider à chercher notre matériel, Suzie !

– Oublie tes piolets et viens voir !

Au fond de la caverne, un tapis de glace, lisse comme si elle avait été damée par un engin mécanique, s'étendait devant eux, avant de plonger dans l'obscurité.

– Je vais chercher la lampe torche.

– Viens avec moi, ordonna Shamir. Nous explorerons cet endroit plus tard.

Suzie fit demi-tour à contrecœur et retourna là où Shamir avait entrepris ses fouilles.

Ils creusèrent la neige pendant une heure. Shamir distingua une sangle du sac à dos qu'il avait perdu dans sa chute et soupira de soulagement. Cette trouvaille lui redonna espoir. Mais aucune trace des piolets.

– Nous avons deux lampes torches, deux réchauds, double ration de nourriture et deux cordes de quarante-cinq mètres. Regarde cette paroi où la lumière entre, dit-il. Le soleil fait fondre la glace, il faut aller recueillir de l'eau. Nous allons très vite nous déshydrater.

Suzie se rendit compte qu'elle crevait de soif. Elle récupéra sa gamelle et essaya de la faire tenir en équilibre, là où la glace s'égouttait.

Shamir ne s'était pas trompé, la lumière pâlissait et disparut bientôt, comme si une présence maléfique venait de refermer la trouée de ciel au-dessus de leurs têtes.

Suzie alluma sa lampe frontale. Elle regroupa ses affaires, ouvrit le sac de couchage et se glissa à l'intérieur.

Shamir avait perdu la sienne. Il prit la lampe torche et continua de creuser la neige, sans succès. À bout de forces, le souffle court et les poumons en feu, il se résolut à prendre un peu de repos. Lorsqu'il rejoignit Suzie, elle brisa sa barre de céréales et lui tendit une moitié.

Shamir ne pouvait rien avaler, déglutir lui soulevait le cœur.

– Combien de temps ? demanda Suzie.

– Si nous nous rationnons, si nous récupérons assez d'eau, si une avalanche ne vient pas recouvrir l'aven, six jours peut-être.

– Je te demandais au bout de combien de temps nous allions mourir, mais je suppose que tu m'as répondu.

– Les secours ne mettront pas si longtemps à partir à notre recherche.

– Ils ne nous trouveront pas, tu l'as dit toi-même. Pas au fond de ce trou. Je n'arriverai jamais à atteindre la vire que tu m'as montrée tout à l'heure, et même si j'y arrivais, escalader le puits en cheminée sur soixante mètres est au-dessus de mes forces.

Shamir soupira.

– Mon père me disait, quand tu ne peux pas envisager une situation dans sa globalité, aborde-la étape par étape. Chacune te paraîtra envisageable et l'addition de petits succès te conduira jusqu'au but que tu t'es fixé. Demain matin, dès que le jour éclairera suffisamment la crevasse, nous étudierons la façon d'atteindre la corniche. Pour le puits, s'il faut attendre le jour suivant, nous attendrons. Maintenant, économise tes piles et éteins cette lampe.

Dans cette noirceur qui les enveloppait, Shamir et Suzie entendaient au-dessus d'eux le souffle du vent balayer la montagne. Elle posa sa tête sur l'épaule de Shamir et lui demanda pardon. Mais Shamir, épuisé par la douleur, s'était endormi.

*

Suzie fut réveillée au milieu de la nuit par un grondement de tonnerre et, pour la première fois, elle pensa qu'elle allait crever là, au fond de cette crevasse. Ce qui la terrifiait, plus encore que l'idée de mourir, était le temps que cela prendrait. Une crevasse n'est pas un endroit pour les vivants, avait-elle lu un jour dans un récit d'alpinisme.

– Ce n'est pas l'orage, chuchota Shamir, c'est une avalanche. Rendors-toi et cesse de penser à la mort, il ne faut jamais y penser.

– Je n'y pensais pas.

– Tu t'es serrée si fort contre moi que tu m'as réveillé. Nous avons encore du temps devant nous.

– J'en ai marre d'attendre, dit Suzie.

Elle quitta le sac de couchage, et alluma sa frontale.

– Qu'est-ce que tu fais ? demanda Shamir.

– Je vais me dégourdir les jambes. Reste là et repose-toi, je ne m'éloignerai pas.

Shamir n'avait pas la force de la suivre. À chaque inspiration, le volume d'air entrant dans ses poumons diminuait et il redouta le moment où il viendrait à en manquer si son état continuait de se dégrader. Il pria Suzie d'être prudente et se rendormit.

Suzie avança dans la grotte, prenant garde à la consistance du sol. On ne sait jamais où se situe le véritable plancher d'une crevasse, la croûte pouvait encore se dérober. Elle passa sous la voûte et pénétra dans la vaste galerie qu'elle avait aperçue lorsque Shamir lui avait ordonné de rebrousser chemin. Son visage changea d'expression, et elle s'y engagea, d'un pas résolu.

– Je sais que tu es par là, tout près. Cela fait des années que je te cherche, chuchota-t-elle.

Elle poursuivit son chemin, scrutant le moindre recoin, la plus petite anfractuosité sur les parois qui l'entouraient. Alors qu'elle progressait, le faisceau de sa frontale renvoya soudain un reflet argenté. Suzie attrapa sa lampe torche et l'alluma aussi. Dépenser autant d'énergie en si peu de temps était déraisonnable, mais l'excitation était trop forte pour qu'elle y songe. Elle serra le manche de la torche et tendit le bras.

– Montre-toi. Je veux juste récupérer ce qui m'appartient, ce que tu n'aurais jamais dû nous prendre.

Suzie s'approcha du reflet. La glace en cet endroit prenait une forme étrange. Elle épousseta la fine pellicule de givre qui la recouvrait et, sous la transparence presque cristalline, elle fut certaine de voir un morceau de métal.

Cela faisait des années que Suzie était persuadée de l'existence de cette grotte. Il lui aurait été impossible de compter le nombre d'heures passées à lire les récits d'alpinistes s'étant aventurés au pied des rochers de la Tournette, à décortiquer les comptes-rendus d'accident, à analyser la moindre photo, à étudier les rapports sur les mouvements des glaciers depuis un demi-siècle, pour s'assurer qu'aucun indice ne lui échappe. Et au cours de toutes ces journées où elle apprenait l'escalade, combien de souffrances avait-elle tues en pensant à son but.