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Elle déplia un châle et le passa sur ses épaules avant de se regarder dans le miroir. Puis elle entra dans la salle de bains et s'approcha de la vasque en émail. Un verre contenant deux brosses à dents et deux flacons se jouxtaient sur l'étagère qui la surplombait. Un parfum de femme et un parfum d'homme. Elle les huma, reboucha les flacons et quitta la pièce.

Quand elle redescendit dans le salon, Andrew était en train d'ôter les draps qui recouvraient les meubles.

– Où est Broody ?

– Il est reparti. Il a supposé que nous voudrions passer la nuit ici. Son fils nous déposera un cageot de provisions sur le ponton dans l'après-midi. La remise est pleine de bois, m'a-t-il dit, j'irai en chercher tout à l'heure. Ensuite, nous ferons le tour du propriétaire, si vous le voulez.

– Je n'arrive pas à me faire à cette idée.

– Que vous êtes l'héritière d'un aussi bel endroit ?

– Que ma grand-mère avait un amant.

– Ce ne sont peut-être que des ragots de village ?

– J'ai trouvé un parfum là-haut qui n'était pas celui de mon grand-père.

La porte s'ouvrit et Elliott Broody réapparut essoufflé.

– J'avais oublié de vous laisser mon numéro de téléphone. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous appelez.

– Monsieur Broody, qui était l'amant de ma grand-mère ? demanda Suzie.

– Personne ne le voyait, il arrivait le vendredi soir, après votre grand-mère, à l'heure où tout est fermé, et il repartait le dimanche. Nous apportions le ravitaillement avant sa venue et, durant le week-end, il ne nous était pas autorisé d'approcher de l'île. Mon père ne se serait pas permis d'enfreindre cette consigne, votre grand-mère était très stricte à ce sujet.

Andrew s'approcha de Broody.

– Votre père, je n'en doute pas, mais un adolescent de seize ans ne résiste pas à la tentation d'enfreindre un interdit, dit Andrew.

Broody baissa les yeux et toussota.

– J'ai besoin de savoir, enchaîna Suzie, vous l'avez dit vous-même, tout ça est de l'histoire ancienne. Qu'est-ce que ça peut bien faire maintenant ?

– J'entretiens cette maison depuis quarante ans, je suis payé chaque mois, sans jamais avoir à réclamer mon argent. Ce n'est pas le cas avec tous mes clients. Je ne veux pas d'ennuis.

– Quels genres d'ennuis ? interrogea Andrew.

– Votre grand-père avait fait jurer sur l'honneur à mon père qu'il ne dirait jamais rien des escapades de Mme Walker. Si quelqu'un venait à apprendre quoi que ce soit, l'île serait mise en vente et les paiements cesseraient.

Andrew fouilla la poche de son pantalon et sortit cinq billets de vingt dollars.

– J'ai deux questions à vous poser, monsieur Broody. La première est : qui vire cet argent tous les mois ?

– Rien ne m'oblige à vous répondre, mais je vais le faire quand même, par souci d'honnêteté, dit Broody en prenant les billets de la main d'Andrew. Je suis payé quatre mille dollars, ce qui est raisonnable pour le travail qu'on fait sur l'île. Les règlements sont effectués par une société, je n'en sais pas plus, je ne connais que son nom qui apparaît sur mes relevés de banque.

– Quel est ce nom ?

– Brewswater Norvegian Inc.

– Et à présent la seconde question : qui était l'homme qui passait ses week-ends en compagnie de Liliane Walker ?

– Nous étions adolescents. L'été, votre grand-mère aimait se baigner avec lui. Elle était vraiment belle. De temps en temps on traversait à la nage et on se cachait dans les bois au-dessus de la crique. Il n'était pas encore très connu à l'époque. Je ne l'ai vu que deux fois, je vous le promets. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qui c'était.

– Bla, bla, bla, soupira Suzie, qui était-ce ?

– C'est drôle, votre grand-mère faisait exactement la même chose quand elle s'impatientait. C'était un homme aussi fortuné qu'influent, poursuivit Elliott Broody, pas le genre de type dont vous voulez vous faire un ennemi. L'ironie dans tout ça, c'est que votre grand-mère n'était pas le seul sujet de rivalité entre votre grand-père et lui. Imaginez, l'épouse d'un sénateur démocrate entretenant une liaison avec un républicain. Mais tout ça est du passé et doit le rester. Qu'est-ce qui me prend de vous raconter ces choses-là ?

Suzie s'approcha de l'épicier et lui prit la main.

– Ces secrets de famille m'appartiennent, et puis à partir de maintenant, dit-elle, c'est moi qui vous réglerai l'entretien de cette propriété. Alors, monsieur Broody, prenez cela comme le premier ordre d'une patronne aussi exigeante et têtue que l'était ma grand-mère, et dites-moi ce que vous savez.

Broody hésita un instant.

– Raccompagnez-moi jusqu'à ma barque, il faut que je rentre.

Et descendant le chemin qui menait à l'embarcadère, Elliott Broody se remit à parler.

– Je dois vous dire une chose que j'avais confiée à votre grand-père le jour où il est venu. Votre grand-mère et son amant se sont séparés sur cette île. Nous étions là avec les copains le jour de leur dispute, tapis derrière les arbres que vous voyez là-bas. On ne savait pas ce qui avait mis le feu aux poudres entre eux, ils ne parlaient pas encore assez fort pour qu'on puisse les entendre depuis notre poste d'observation. Mais une fois que ça a démarré, nous étions aux premières loges et nous n'avions jamais entendu proférer autant d'injures... pourtant, j'en connaissais quelques-unes. Elle l'a traité de lâche, de pourriture, et j'en passe, je n'oserais pas vous le répéter. Elle lui a dit qu'elle ne le reverrait jamais, qu'elle irait jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte, avec ou sans lui. Il s'est emporté et l'a giflée plusieurs fois. Des sacrées torgnoles. Au point qu'avec les copains, on s'est même demandé si on n'allait pas devoir intervenir. Personne ne doit lever la main sur une femme. Mais quand elle est tombée sur le sable, il a fini par se calmer. Il a ramassé ses affaires, et il est parti avec la barque en la laissant là.

– Et elle, qu'est-ce qu'elle a fait ? insista Suzie.

– Je vous le jure mademoiselle, si mon père m'avait décoché ne serait-ce qu'une seule des gifles qu'elle a reçues, j'aurais pleuré toutes les larmes de mon corps. Votre grand-mère, rien, pas une seule ! On crevait d'envie d'aller lui porter secours, mais on avait la trouille ! Elle est restée agenouillée un moment, elle s'est relevée, a remonté la sente et elle est entrée dans sa maison. Le lendemain, je suis revenu voir en douce comment elle allait, mais elle était partie. Je ne l'ai jamais revue.

– Qui était ce gentleman ? s'enquit Andrew.

– Un homme qui s'est marié par la suite et dont le pouvoir n'a cessé de grandir, jusqu'à atteindre les plus hautes sphères, mais bien des années plus tard. Maintenant, j'ai assez parlé comme ça. Je vous laisse, dit Elliott Broody en sautant dans sa barque. Quand mon fils viendra vous apporter le ravitaillement, ne lui posez pas de questions, il ne sait rien de tout ça. Je ne lui en ai jamais parlé, pas plus qu'à qui que ce soit d'ailleurs. Profitez de votre séjour ici, c'est un endroit paisible et merveilleux.

La barque d'Elliott Broody ne fut bientôt plus qu'un point à l'horizon. Suzie et Andrew se regardèrent abasourdis.

– Cela fait beaucoup d'informations à digérer et autant de pistes à explorer, dit Andrew.

– Pourquoi mon grand-père tenait-il tant à préserver cet endroit ? Ce devait être un lieu cauchemardesque pour lui ?

– Je ne pensais pas commencer par là, mais c'est une question qui mérite réflexion. Je vous laisse élucider ce mystère familial, ce qui m'intéresse, c'est d'en savoir plus sur cette société qui paie royalement cet épicier qui ne nous a pas tout dit. Et j'aimerais également savoir de quoi parlait votre grand-mère quand elle a menacé son amant d'aller jusqu'au bout, avec ou sans lui.