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Suzie dessinait un rond avec son pied dans la terre sèche de l'allée du Washington Square.

– Qu'est-ce que vous feriez à ma place ? demanda-t-elle, en détournant les yeux de Knopf.

– Quand on ne peut plus freiner une machine qui se dirige droit vers un mur, la seule solution est de foncer. Pulvériser l'obstacle au lieu de s'écraser contre lui. Aussi raisonnables que soient désormais vos intentions, ils ne vous croiront pas. La seule chose qui pourrait les retenir serait que vous trouviez ces documents et que vous me les remettiez. Je pourrais m'en servir pour négocier votre sécurité. Dans ce contexte, vous comprenez qu'il est très important de ne rien dire à votre ami reporter, vos intérêts ne sont plus les mêmes.

– Et si cela ne suffisait pas ? murmura Suzie, pensive.

– S'ils s'entêtent, nous changerons de stratégie. Nous utiliserons le journaliste, il publiera, et lorsque ce sera fait, vous n'aurez plus grand-chose à craindre, vous serez intouchables.

– Pourquoi ne pas faire cela directement ?

– Parce que cela reviendrait à perpétuer la trahison de votre grand-mère. Je préférerais que nous n'en arrivions pas là. Mais à choisir entre un incident diplomatique aussi grave soit-il, et votre vie, je n'aurai pas à réfléchir longuement.

Suzie se tourna vers Knopf et affronta son regard, pour la première fois depuis le début de leur conversation.

– Alors, elle était vraiment coupable ?

– C'est une question de point de vue. Elle l'était aux yeux de ceux qui nous gouvernaient, et puis quinze ans plus tard, le monde s'est finalement rendu à sa raison, nous avons signé le traité de désarmement. Depuis 1993, les carcasses de nos glorieux B-52 rouillent par centaines sous le soleil du désert d'Arizona, même si ce démantèlement n'était alors qu'une vaste mascarade puisque nos missiles les remplaçaient.

– Pourquoi ne m'avez-vous pas raconté tout ça plus tôt, Knopf ?

– Auriez-vous accepté de m'entendre ? J'ai essayé, mais votre grand-mère comptait tant pour vous. Mathilde n'était que le fantôme d'une mère et vous aviez fait de Liliane votre modèle. Comment enfoncer plus encore le couteau dans la chair vive d'une blessure d'enfance ?

Suzie balaya le parc du regard. L'hiver lui avait ôté ses couleurs. Quelques promeneurs parcouraient les allées, mains dans les poches et nuque courbée.

– J'ai escaladé une montagne, causé la mort de trois hommes dont l'un avait à peine vingt ans, tout ça pour prouver son innocence, et il faut maintenant que je poursuive cette folie, comme vous le dites si souvent, à la recherche des preuves de sa culpabilité. Quelle ironie !

– Je crains que la saga de votre famille n'en soit une encore plus grande. Où se trouve votre ami journaliste ?

– Il rend des comptes à sa rédactrice en chef.

– Je sais que cela ne me regarde pas, mais y a-t-il quelque chose entre vous ?

– Non, ça ne vous regarde pas. Vous qui avez si bien connu Liliane, aviez-vous entendu parler d'un endroit où elle emmenait parfois Mathilde en cachette de son mari ?

Knopf se frotta le menton.

– Votre grand-mère entretenait tant de secrets. Votre visite sur l'île a dû vous en convaincre.

– Avec qui mon grand-père l'avait trompée ?

– Vous voyez, il faut toujours que vous preniez sa défense ! Et pour revenir à votre question précédente, un seul endroit me vient en tête. Liliane était une passionnée de jazz, son mari n'appréciait que l'opéra et certaines œuvres du répertoire classique. Le jazz n'était pour lui qu'une succession de dysharmonies barbares. Quand votre grand-mère jouait sur son piano, il lui imposait de fermer les portes du salon de musique et d'appuyer sur la sourdine. Chaque mois, Edward se rendait à Washington pour ses affaires, et Liliane en profitait pour aller exercer sa passion dans un célèbre club de jazz de Manhattan. Le Vanguard, si ma mémoire est bonne, mais je ne me souviens pas qu'elle y ait emmené votre mère. Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Sur l'île, nous avons trouvé une lettre que Liliane avait écrite à Mathilde. Elle lui parlait d'un endroit où elles se rendaient toutes les deux.

– Et que lui disait-elle d'autre dans cette lettre ?

– Rien que des mots d'amour d'une mère à sa fille. Elle se savait en danger, j'y ai lu une sorte de testament.

– J'aimerai beaucoup pouvoir la lire aussi, si cela ne vous dérange pas.

– Je vous l'apporterai la prochaine fois, promit Suzie. Merci, Arnold.

– De quoi ? Je n'ai rien fait.

– D'avoir toujours été là pour moi, d'être l'homme que vous êtes, celui sur qui je peux toujours compter.

Elle se leva et embrassa Knopf sur la joue, un geste de tendresse qui le fit presque rougir.

– Au fait, dit-il en se levant, avant de mourir, ce Colman vous a appris quelque chose ?

Suzie adressa un regard appuyé à Knopf, et hésita avant de lui répondre.

– Non, nous sommes arrivés trop tard.

Elle s'éloigna dans l'allée et se retourna pour adresser un dernier salut à son parrain.

*

Andrew l'attendait au bar de l'hôtel. Un verre à moitié vide devant lui.

– C'est le premier et je ne l'ai même pas fini, dit-il.

– Je ne vous ai rien demandé, répliqua Suzie en grimpant sur le tabouret.

Elle prit le verre et trempa ses lèvres.

– Comment faites-vous pour boire un truc aussi amer ?

– Question de goût.

– Votre petit rendez-vous était instructif ?

– Question de point de vue ! Ma grand-mère était coupable, lâcha Suzie. Pas de ce dont on l'accusait, mais elle allait tout de même trahir son pays.

– Et comment se porte votre ange gardien ?

– Bien, mais je crois qu'il me ment.

– Ma pauvre, vous allez de désillusion en désillusion.

Suzie se retourna et le gifla. Elle reprit le verre, le vida cul sec et le reposa sur le comptoir.

– Vous aussi vous êtes un menteur, vos yeux pétillent et vous puez l'alcool. Vous en avez bu combien ?

– Trois, lâcha le barman en essuyant son comptoir. Je vous sers quelque chose, mademoiselle ? C'est la maison qui offre.

– Un bloody mary, répondit Suzie.

Andrew se frottait la joue, incrédule.

– Knopf m'a demandé si Colman nous avait appris quelque chose, poursuivit Suzie, je ne lui avais pas donné son nom.

Le barman posa le bloody mary devant elle, et reçut au passage un regard glacial d'Andrew.

– Vous ne dites rien ? murmura Suzie.

– Je vous dirais bien que je vous avais prévenue, pour votre grand-mère comme pour Knopf, mais j'aurais peur de m'en prendre une autre.

– Knopf n'est pas notre ennemi, vous ne me ferez pas changer d'avis. Il ne me dit pas tout, mais dans son métier le secret est un art.

– Qu'avez-vous découvert d'autre ?

– La vraie nature des documents dont ma grand-mère s'était emparée. Ce n'était pas l'argent son motif, elle agissait par idéalisme. Elle espérait contraindre l'armée à cesser d'enfouir des missiles nucléaires dans les forêts d'Europe de l'Est. C'était cela le grand mystère qui se cachait derrière l'opération Snegourotchka.

Andrew fit signe au barman de la resservir.

– Vous aussi vous me surprenez un peu plus chaque jour, continua Suzie, je pensais vous révéler un énorme scoop et vous avez l'air de vous en foutre comme de votre première chemise.

– Ne dites pas ça, je tenais beaucoup à ma première chemise. Mais que l'armée américaine ait planqué des missiles en Europe dans les années 1960, oui, ça, je m'en contrefiche. Les rumeurs à ce sujet n'ont pas manqué, et qu'est-ce que ça peut bien faire aujourd'hui ?