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Au cours de la descente, son corps ne lui appartenait plus. Elle avançait comme une somnambule à travers la nuit. Et la montagne n'avait pas fini de lui faire payer son défi.

Le vent redoubla de violence. Suzie avançait dans le blanc total, sans rien y voir. À chaque pas, elle entendait les craquements sinistres du glacier.

Épuisée, elle se réfugia à la nuit tombée dans le creux d'un rocher. Bien qu'elle l'eût protégée en l'enfouissant dans la poche de son blouson, sa main droite la faisait terriblement souffrir. Elle ôta son écharpe, et se fabriqua un gant de fortune, se maudissant en constatant la noirceur des engelures qui avaient gagné ses phalanges. Elle rouvrit son sac à dos, cala le petit réchaud sur une pierre et décida d'en consommer les derniers reliquats de gaz pour faire fondre un peu de glace et se désaltérer. À la lumière d'une flamme vacillante, elle saisit la pochette en cuir qui avait coûté la vie à Shamir et se décida à en examiner le contenu.

Elle contenait une lettre scellée dans une enveloppe en plastique qu'elle se garda bien de défaire pour ne pas l'endommager, la photo délavée d'une femme, et une clé rouge. Elle referma précautionneusement la pochette et la remit sous sa combinaison.

Aux premières heures du jour, Suzie reprit sa marche. Le ciel était clair. Elle titubait, tombait sans cesse, se relevait chaque fois.

Les secouristes la trouvèrent allongée dans une anfractuosité de la moraine, à demi consciente. Ses joues étaient brûlées par la glace, le sang avait noirci les doigts de sa main dégantée, mais ce qui frappa le guide de montagne qui l'avait découverte, ce fut son regard. Ses yeux reflétaient le drame qui s'était déroulé.

4.

Le corbillard roulait au pas, précédant trois berlines aux vitres teintées. Simon, assis à la droite du chauffeur, regardait fixement la route.

Le cortège entra dans le cimetière, louvoya dans les allées jusqu'au haut de la colline et alla se ranger le long du trottoir.

Les employés des pompes funèbres tirèrent le cercueil hors du fourgon et l'installèrent sur des tréteaux à côté de la tombe fraîchement creusée. Ils disposèrent deux couronnes de fleurs sur son couvercle. Sur l'une était inscrit « À mon meilleur ami », sur l'autre, offerte par le syndicat de la presse, on pouvait lire « À notre cher collègue qui a donné sa vie en exerçant son métier ».

À une dizaine de mètres de là, un reporter d'une chaîne de télévision locale se tenait en retrait, caméra aux pieds, attendant que l'inhumation commence pour tourner quelques images.

Simon fut le premier à prendre la parole, pour dire que le défunt et lui avaient été comme des frères, que derrière le journaliste entêté et si souvent bourru se cachait un homme généreux, parfois drôle. Andrew n'avait pas mérité de mourir si jeune. Il lui restait encore tant de choses à accomplir, un tel gâchis était insupportable.

Simon dut s'interrompre pour retenir un sanglot, il s'essuya les yeux et conclut que les meilleurs partaient toujours en premier.

Olivia Stern, rédactrice en chef au New York Times, s'avança à son tour et, la mine défaite, relata les circonstances tragiques dans lesquelles Andrew Stilman avait perdu la vie.

Journaliste reporter émérite, il était parti traquer en Argentine un ancien criminel de guerre. Mais de retour à New York, après avoir accompli courageusement sa mission, Andrew Stilman avait été assassiné en faisant son footing le long de l'Hudson River, preuve qu'on ne court jamais assez vite quand la mort vous poursuit. Un acte odieux, commis pour étouffer la vérité. Une sordide vengeance perpétrée par la fille du monstre qu'Andrew avait confondu. En s'attaquant à Stilman, c'est à la liberté de la presse que sa meurtrière s'en était prise et son geste s'inscrivait dans la continuité des barbaries commises jadis par son géniteur. Mais avant de sombrer dans un profond coma dont il n'était jamais sorti, Andrew Stilman avait réussi à livrer le nom de son assassin aux ambulanciers. La patrie américaine ne laisserait pas impuni le meurtre de l'un de ses fils. Une demande d'extradition était en cours auprès des autorités argentines. « Justice sera faite ! » avait clamé Olivia Stern.

Puis elle avait posé ses mains sur le cercueil et levé ses yeux vers le ciel avant de déclarer solennellement : « Andrew Stilman était un homme de convictions, il a voué sa vie à son métier, à notre profession, ultime rempart de nos démocraties. Andrew Stilman, tu es tombé sur ce rempart comme un soldat au champ d'honneur, nous ne t'oublierons jamais. Dès demain, la salle B des archives du journal, celle qui se trouve au premier sous-sol à droite en sortant des ascenseurs, avait-elle ajouté en jetant un regard complice au directeur des ressources humaines, sera rebaptisée à ta mémoire. Elle ne sera plus la salle d'archives B, mais portera le nom de “salle Andrew Stilman”. Nous ne t'oublierons pas ! » avait-elle martelé.

Les quelques collègues d'Andrew qui avaient fait le déplacement applaudissaient tandis qu'Olivia Stern embrassait le couvercle du cercueil, imprimant le chêne verni d'un double trait de Rouge de Coco Chanel. Puis elle regagna sa place.

Les employés des pompes funèbres attendirent le signal de Simon. Les quatre hommes soulevèrent la bière et la posèrent sur le berceau qui surplombait la tombe. On actionna le treuil et la dépouille d'Andrew Stilman disparut lentement sous terre.

Ceux qui avaient pris leur matinée pour l'accompagner au cimetière s'approchèrent à tour de rôle pour le saluer dans sa dernière demeure. Il y avait là Dolorès Salazar, la documentaliste qui aimait bien Andrew – ils s'étaient souvent croisés le samedi matin dans le local des alcooliques anonymes de Perry Street –, Manuel Figera, le préposé au courrier – Andrew était le seul à lui offrir un café de temps en temps quand ils se rencontraient à la cafétéria –, Tom Cimilio, le DRH – qui l'avait menacé deux ans plus tôt de le licencier s'il ne réglait pas une fois pour toutes son problème avec la bouteille –, Gary Palmer, employé au département juridique – qui avait souvent eu à résoudre à l'amiable les excès commis par Andrew dans l'exercice de ses fonctions –, Bob Stole, le directeur du syndicat – lui n'avait jamais connu Andrew, mais il était de permanence ce jour-là –, et Freddy Olson, son voisin de bureau, – dont on n'arrivait pas à savoir s'il était au bord des larmes ou s'il retenait un tonitruant fou rire tant il avait l'air défoncé.

Olson fut le dernier à jeter une rose blanche sur le cercueil. Il se pencha pour regarder où elle avait atterri et manqua de peu de tomber dans la fosse avant que le chef du syndicat ne le rattrape de justesse par la manche.

Puis, le cortège s'éloigna et alla se regrouper autour des voitures.

On s'enlaça les uns les autres, Olivia et Dolorès échangèrent quelques larmes, Simon remercia tous ceux qui avaient fait le déplacement et chacun retourna tranquillement à ses occupations.

Dolorès avait une séance de manucure à 11 heures, Olivia un brunch avec une amie, Manuel Figera avait promis à sa femme de l'emmener chez Home Depot acheter un nouveau sèche-linge, Tom Cimilio était témoin au mariage de son neveu, Gary Palmer devait retrouver son compagnon qui tenait un stand au Flea-market de la 25e Rue, Bob Stole rentrait assurer sa permanence au journal et Freddy Olson s'était réservé une séance de soins orientaux à l'heure du déjeuner dans un établissement de Chinatown où les masseuses n'avaient probablement pas dû aller à confesse depuis fort longtemps.

Chacun retournait à sa vie, laissant Andrew Stilman à sa mort.