Le prologue est un contre-la-montre. J’arrive 133e sur 198. Je ne suis pas près de toucher la peluche… Ce qui me frappe d’abord, ce sont les gens qui nous encouragent. Ils sont partout. J’ai l’impression que mon cerveau se divise en deux : une moitié pour l’enquête, une moitié pour la course. J’aurais dû faire trois quarts pour l’enquête et accepter d’être minable en course, mais c’était plus fort que moi. Je ne crois pas que le voleur ou l’acheteur soit un coureur. Alors je me concentre sur les membres des staffs, les accompagnateurs, la presse et les représentants des sponsors. Vingt-trois équipes, ça fait du monde. En dehors des épreuves, ça parle vélo, ça soigne, ça masse, ça compare les machines. Les stars de l’épreuve ne se mélangent pas trop.
Lors de la première vraie étape, j’ai découvert un univers dont je ne soupçonnais rien. Jamais je n’avais roulé aussi près des autres, à une vitesse aussi élevée. Il faut rester concentré en permanence, faire corps avec sa machine. Pas évident de pisser dans les virages sans s’arrêter, en espérant qu’une de ces maudites caméras qui rôdent ne vous surprenne pas. Le soir, j’étais rincé. Mon officier de liaison est venu me voir à la sortie des douches.
— Avez-vous repéré quelque chose de suspect ?
— J’ai passé ma journée dans la roue de ceux de devant, je ne sais même pas si on a longé le Mont-Saint-Michel ou traversé le viaduc de Millau… Je vais aller à la soirée, j’espère y glaner quelque chose.
— Ne perdez pas de temps, dans vingt-six jours, il sera trop tard.
Je vais vivre avec cet énorme compte à rebours dans la tête. Et maintenant, direction la première soirée du Tour.
Ça ne m’arrive pas souvent de me retrouver dans un endroit rempli de civils. Personne ne se salue, tout le monde marche n’importe comment, dans n’importe quelle direction, et il y a des filles partout. Ce genre de mondanité est surtout fait pour les sponsors, parce que les trois quarts des coureurs sont ailleurs. Il y a un podium, des discours, et je reconnais les jolies demoiselles qui ont remis le maillot jaune au vainqueur hollandais. Quelques photos, beaucoup de poignées de main. Ça me fait drôle d’être anonyme dans cette assemblée. J’indiffère tout le monde. C’est assez inhabituel pour moi étant donné mon grade. Et ça me fait du bien.
Je ne sais pas comment, mais en déambulant, je me retrouve nez à nez avec une des deux jolies filles.
— Salut, me lance-t-elle joyeusement.
— Bonsoir.
— C’est votre premier Tour de France ?
Je ne vois que ses yeux. J’avais remarqué le reste avant. Étant donné son âge, elle ne doit pas en avoir fait beaucoup non plus, des Tours de France.
— Première course pro, effectivement. Vous, vous êtes sur le podium tous les soirs.
En riant, elle bombe le torse et me désigne l’énorme logo pour une banque qui barre son t-shirt moulant. Ce n’est pas le logo qui me trouble. Elle enchaîne :
— D’habitude, les coureurs ne viennent jamais à ces soirées, ou alors ils sont obligés. Je vous ai déjà vu tout à l’heure. Lors de la remise du maillot, vous étiez le seul à ne pas fixer le podium…
— Tout est nouveau pour moi. Je découvre !
— Alors bonne découverte ! On se verra sûrement demain. Salut !
Et la voilà qui repart. Je suis déconcentré. Je regarde les gens mais je suis incapable de dire s’ils sont suspects ou non. Et j’ai déjà mal aux jambes.
Dans mon unité, je crois pouvoir dire que je suis un des plus doués. Souvent premier aux épreuves physiques. Ici, c’est différent. Les jours suivants sont une école d’humilité. Je pointe 163e au classement général et je me bats pour rester dans la course. Je me demande ce que ça fait de pédaler sans personne devant. C’est vrai que les paysages sont jolis, mais on n’en profite pas. Certains jours, les sprinters mènent la danse, d’autres fois, suivant le relief, ce sont les grimpeurs. À chaque fois, vous devez suivre, même si ce n’est pas votre terrain favori. Chaque soir, à l’arrivée, je suis ivre du concert des klaxons et aveugle du soleil contre lequel on a roulé toute la journée. À peine sorti de la douche, j’ai rendez-vous avec mon officier de liaison.
— On a serré un type louche, me dit-il, mais il ne trafiquait que des produits dopants.
— Gardez-moi un peu de ses drogues, je sens que je vais en avoir besoin… Non, je plaisante.
— Bravo, vous avez remonté de deux places au classement.
— Ne vous foutez pas de moi.
— Si ça se trouve, l’échange a déjà eu lieu. On est là à surveiller tout ce foutoir et vous à pédaler comme un forcené alors que la partie est déjà jouée.
— Je ne crois pas. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’ai pas l’impression.
— Alors ouvrez l’œil. Vous allez à la soirée ?
— Cela me permet d’identifier les gens. Je commence à connaître du monde.
— Bonne chasse.
C’est vrai qu’aller à la soirée est utile, et en plus j’y retrouve la fille au t-shirt. Hier, pendant la remise des prix, elle m’a même fait un petit signe. J’ai rougi. Un comble. On échange quelques mots tous les soirs. C’est toujours elle qui vient vers moi. Hors d’un champ d’opération, je suis timide. Je suis capable de l’immobiliser d’une main, de lui péter la colonne vertébrale d’un seul mouvement, je peux lui faire avouer ce que je veux, mais j’ai du mal à lui parler en la regardant dans les yeux.
— Demain, qu’est-ce que tu fais de ton jour de libre ?
— Mon soigneur veut que j’aille nager, pour mon dos.
— On pourrait aller boire un verre tous les deux ?
Pourquoi c’est à moi que cette fille canon propose ça ?
— D’accord.
On se donne rendez-vous et je n’arrive plus à penser à rien d’autre. Dommage pour l’enquête.
Le lendemain, en nageant, je ne pensais qu’à elle. Je ne connaissais même pas son prénom. Je suis arrivé au café du rendez-vous avec un quart d’heure d’avance. Elle avait dix minutes de retard et je ne l’ai pas reconnue de loin parce qu’elle ne portait plus son t-shirt moulant fluo, mais un chemisier. Elle me tend la main.
— Bonjour, moi c’est Sarah.
Comme un con, je lui serre la main et je réponds en bafouillant :
— Moi, c’est Benjamin.
Elle éclate de rire et m’embrasse sur la joue.
— Les cuisses et les fesses, ça va ?
Pourquoi ce n’est pas elle qui vient me voir tous les soirs à la sortie de la douche ?
On discute du Tour, des cols à venir. Je lui parle de mon grand-père et de sa passion. Elle me raconte que de son côté, c’est son père qui le lui a fait découvrir. Parfois, elle lui fait signe quand elle remet le maillot du jour. Si ça se trouve, l’autre soir, ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait. C’est idiot, mais ça m’a fait de la peine. Quand elle est devant moi, j’ai du mal à penser à autre chose qu’à elle…
— Dès le premier jour, je t’ai remarqué, me confie-t-elle. Tous les autres sont obsédés par leur vélo, par l’équipement des concurrents et par le classement. Toi, tu regardes autour de toi. Tu es différent.